A 15  Atelier  15- Cahier du Colloque Intelligence de la Complexité, Epistémologie et Pragmatique

André  DEMAILLY : modeliser la complexite : par petites touches,Avec herbert simon et le plus de monde possible (Complément)

22 Mai 2005

MODELISER LA COMPLEXITE : PAR PETITES TOUCHES,

avec Herbert Simon et le plus de monde possible…

André DEMAILLY

 

Deux textes relatifs au colloque ‘Intelligence de la Complexité’ (Cerisy, Juin 2005) - « Faire cheminer l’idée de modéliser la complexité » de T. Ambrosio et J.P. Martins Barata ; « Homo formaticus. Le tétrapode sociétal totémique » de J. Miermont - décrivent deux facettes de notre monde actuel : l’un décrit des hommes de la rue déboussolés et paralysés par une complexité qu’ils ressentent confusément  ; l’autre décrit une société qui nie cette complexité sous le couvert 1) de principes de transparence (au détriment du secret), de précaution (au détriment de la prise de risque), d’évaluation (au détriment de la responsabilité personnelle) et de simplification (au détriment de la complexité), avec leurs corollaires d’obligation de résultat et de traçabilité ; 2) de totems érigeant ces principes en instances supérieures de coordination et de contrôle[1].

L’un nous appelle à répondre au besoin diffus de comprendre la complexité des choses en œuvrant à sa modélisation. L’autre nous invite plutôt à procéder au décryptage d’une forme de modélisation qui subordonne l’innovation au statu quo et les ressorts individuels aux rituels collectifs.

Ce faisant, ils évoquent deux facettes du bon sens populaire : d’un côté, une intelligence ingénue qui se nourrit de l’expérience quotidienne ; de l’autre, une espèce d’âme des foules friande de mythes simplificateurs qui rassurent autant plus qu’ils aliènent. Ils mettent aussi l’accent sur deux approches antagonistes de la complexité : l’une encline à la fermeture totalitaire, l’autre marquée par des capacités d’ouverture et d’évolution qui mobilisent les talents et les efforts du plus grand nombre. Il en ressort quelques pistes et repères de modélisation de la complexité.

L’intelligence entre ingénuité individuelle et engouements collectifs

De nombreux travaux portent actuellement sur les ressources et les dérives de l’intelligence humaine. La plupart partent d’un dualisme qui oppose d’entrée la psychologie de l’homme de la rue à la pensée rationnelle et scientifique.

En matière de psychologie individuelle, tout le monde connaît à présent les travaux pionniers de Kahneman & Tversky (1972, 1973) sur nos évaluations erronées des probabilités. En matière de psychologie sociale, on s’évertue surtout 1) à montrer que les situations collectives amplifient les errements individuels (cf. Drozda-Senkowska, 1995) ; 2) à démontrer que les individus ne sont que les récepteurs et les transmetteurs de représentations sociales dont chacune évoluerait au fil de transactions entre un noyau dur (intangible) et des éléments périphériques (plus plastiques) ou céderait la place à une autre (dont le noyau central serait complètement différent) comme on change de chemise (cf. Guimelli, 1994).

Nous pensons pour notre part que ces travaux dualistes ne mènent pas bien loin et qu’il n’existe qu’une seule psychologie humaine dont il vaut mieux étudier les processus à propos de ce qu’elle fait de mieux (découvertes scientifiques et inventions techniques ou organisationnelles, capacité à comprendre l’autre en tentant de se comprendre soi-même). Ce qui n’empêche aussi d’avoir le plus grand respect pour ses inclinations les plus ingénues et les mieux partagées.

Entre superstition et observation

On la qualifie ainsi de superstitieuse. Mais on se rend compte à présent que les jardiniers n’ont pas tort de se fier à la lune et que les pratiques divinatoires chinoises, en matière de construction, ont au moins l’avantage d’aboutir à des schémas urbains cohérents (dès lors qu’elles s’inspirent des mêmes repères, tout comme le souci d’orienter les églises vers l’Est a contribué à la structuration des villes à l’époque médiévale). De même que les industries pharmaceutiques s’approprient enfin le vieux savoir populaire (occidental, asiatique, amérindien ou africain) quant aux vertus des plantes.

Entre ingérence et renoncement

On la dit aussi friande de complots et de poursuites (le b-a-ba des romans d’aventure et des thrillers) mais elle trouve maints exemples pour s’y complaire…. Côté complot, les manœuvres de l’Opus Dei ne sont sans doute pas aussi perverses que celles que décrit le « Da Vinci Code », pas plus que celles du PC (cf. Matonti, 2005) visant à programmer l’intelligentsia française (qui ne demandait que cela) par l’entremise des meilleurs éléments de l’Ecole Normale Supérieure et de l’agrégation de philosophie (Pierre Juquin, Philippe Sollers, Catherine Clément, Alexandre Adler)… ou celles du Président Nixon (« Watergate ») et du Président Mitterrand (« écoutes téléphoniques »). On peut y voir, pour le moins, des cas où le désir des uns d’imposer leur volonté d’une manière détournée ou voilée attise d’autant l’imaginaire des autres….

Côté poursuites, cela marche dans les deux sens : soit que les bons poursuivent les méchants, soit qu’ils sont poursuivis par eux. Nos rêves les plus cauchemardesques en sont peuplés… et, une fois réveillés, nous sommes poursuivis par les voix anonymes des centres d’appel téléphonique ou des administrations…. ou nous poursuivons parfois les mêmes qui nous renvoient cette fois de bureau en bureau ou de numéro en numéro, jusqu’à ce que nous renoncions !

C’est Herbert Simon (1991) qui a le mieux saisi l’intrication de tous ces éléments. Très jeune, et peut-être parce qu’il voulait régler le problème de ses origines, il s’est mis dans la peau des « poursuivis » ou des « causes perdues », en préférant jouer « l’avocat du diable » ou en évitant de s’abriter derrière de grandes doctrines, dans lesquelles il voyait sans doute des complots qui ont réussi. Et lorsqu’il parviendra à la notoriété, il aura l’occasion de « jouer pour de vrai » face à l’inquisition maccarthyste.

Très tôt aussi, il a perçu que la vie était une course-poursuite dans un labyrinthe et que la grande erreur de ses congénères était de s’y prendre pour des dieux qui verraient l’ensemble de la situation (avec ses tenants et aboutissants) et aboutiraient aux décisions les plus rationnelles. Ce n’est pas le cas des hommes qui doivent décider et agir avec les moyens du bord : les quelques éléments disponibles à chaque carrefour du labyrinthe et une bonne dose d’incertitude à chacun des choix.

Plus tard, il a vu qu’il était présomptueux et contreproductif de se mettre au cœur des choses et des dispositifs, ce qui constitue l’essence même du complot. Le premier moteur fut sans doute une grande roue, treuil ou noria, dans laquelle les hommes s’enfermaient eux-mêmes pour y cheminer sans fin… après quoi, ils eurent l’idée d’y mettre des animaux… et il leur fallut longtemps pour y substituer la chaudière à vapeur puis la chambre à explosion. Idem pour le vol où ils se mirent à nouveau au cœur du dispositif en s’affublant de plumes ou en pédalant pour actionner une hélice… avant de s’apercevoir qu’ils n’étaient au plus que les pilotes d’un ensemble (ailes, fuselage, empennage) capable de voler tout seul ! Idem pour l’informatique qui ne devint intelligente qu’à partir du moment où Simon inventa, en compagnie de Newell, un langage de programmation (IPL) « capable de produire des colliers de perles sans qu’on ait à les enfiler une à une »….

Certes, le complot n’est pas toujours délibéré et ne traduit souvent qu’un souci de rappeler qu’on existe, qu’on est incontournable ou parfois vulnérable : maintes administrations procèdent ainsi en parsemant le parcours de leurs administrés de chicanes inutiles (pour eux) mais réconfortantes et protectrices[2] (pour elles)[3]

Renoncer au complot (ou à ses variantes telles que le terrorisme explosif ou intellectuel, le harcèlement, l’intimidation, les peaux de banane ou le chantage), c’est un peu renoncer à soi-même[4]… sans pour autant être immunisé du complot des autres…. Mais c’est aussi le premier pas vers la conception de ce qui pourrait être… ou de ce qui pourrait aller autrement…

Entre « chunks » et « tableau noir »

Là encore, Simon (1969) l’a bien compris en saisissant les ressorts de la conception.

Tout d’abord, notre capacité à « chunker » les événements et les données, c’est-à-dire à les regrouper en structures de plus en plus grosses. Les « chunks » sont essentiellement agrégatifs et leur pire ennemi est la relation disjonctive et tout particulièrement causale qui oblige à les multiplier : les Chinois l’ont bien compris qui mélangent pêle-mêle l’organe, la fonction, les dysfonctionnements et les remèdes qui vont avec… alors que nous aurions tendance à les répartir en autant de « chunks » indigestes et encombrants… Néanmoins, même en procédant à la manière chinoise, nos « chunks » forment des structures indépendantes qui envahissent peu à peu notre mémoire et en accroissent le désordre. Fort heureusement, celle-ci fonctionne comme un « tableau noir » (Simon, 1966) qui oublie l’adresse spatio-temporelle des informations qui lui parviennent pour les ventiler vers des structures préexistantes qui ont tendance à s’interconnecter, de sorte qu’elles en viennent peu à peu à s’éclairer mutuellement (et à faire un peu de ménage)…

Entre goût de l’aventure et odeur de l’étable

Ensuite, notre capacité à utiliser des « règles de flair », qui sont autant de raccourcis périlleux mais économes qui peuvent marcher (et permettent d’avancer) ou non (et incitent à en trouver d’autres). En matière sociale, la plus frappante est « l’identification à l’organisation » (Simon, 1947) : on cherche moins à traiter le fond d’un problème qu’à le résoudre « comme le feraient les collègues » ; ce qui a le mérite d’éviter de leur créer des emmerdements et de nous en créer en retour. Les Français sont des champions en la matière : ils piquent le principe de précaution aux écologistes (sans pour autant reprendre le reste de leurs thèses), le principe de transparence aux Américains (uniquement pour les chefs d’entreprises mais pas pour le travail au noir des employés), le principe d’évaluation aux mêmes Américains (en oubliant que ceux-ci l’utilisent dans un contexte d’innovation et font évaluer leurs enseignants par les élèves). Par ailleurs, ils ne pratiquent le principe de simplification que dans leurs textes, en oubliant de les appliquer. De fait, ces heuristiques favorisent bien des gens : ceux qui ne font rien (par précaution), ceux qui sont parfaitement transparents (parce qu’ils n’ont rien fait), ceux qui préfèrent évaluer (au sein de multiples commissions) qu’être évalués, ceux qui simplifient au plus loin du terrain. On obtient ainsi une sorte de consensus quasiment mystique qui donne envie de danser autour de ces totems au son de glossolalies inoffensives, insipides et banalisées.

Les propos de J. Miermont décrivent plutôt cette phase de griserie consensuelle au niveau des grands groupes publics ou privés (lesquels sont souvent issus des premiers) qui bénéficient des privilèges d’une longue tradition centralisatrice qui n’a jamais encouragé la prise de risque ou sanctionné les responsabilités, tout en entretenant une culture totémique (culte des grandes écoles, des grands corps et des grands bizutages). Ceux de T. Ambrosio et J.P. Martins Barata ont davantage trait aux exclus de ce premier cercle (la masse des petits entrepreneurs et des gens de la rue) ou encore à la période de « gueule de bois » de ceux qui en sont issus et perçoivent plus ou moins tardivement la vanité de leurs rituels.

Les repères de modélisation ou les « affordances » de la niche

Ces deux textes, ainsi que les réflexions qu’ils nous inspirent, nous fournissent quelques repères de modélisation, sous forme de conditions et de moyens.

Eviter la tentation totalitaire

Se prendre pour Dieu est une imposture à l’égard de soi et d’autrui, qui nous obnubile tantôt sur l’idée d’une création figée et d’un conservatisme rigide qui retarderait sa dégénérescence (Platon) ; tantôt sur celle d’un projet divin (Hegel) ou d’une marche de l’histoire (Marx) qui se réaliseraient quoi que nous fassions, et tantôt sur celle d’un monde prédéterminé qui dicterait ses lois (Comte). Dans tous les cas, il s’agit d’une invitation à un totalitarisme idéologique ou épistémologique qui ferme les esprits et les cœurs avant d’enfermer le reste. La réticence de nos élites à lire (et faire lire) Gaston Bachelard (1934), Karl Popper (1945) ou Karl Lowith (1949), qui nous éclairent sur ces ornières ou nous ouvrent sur d’autres horizons, en dit long sur son empreinte[5]….

Oser se décentrer

C’est aussi un leurre que de nous mettre au cœur des dispositifs que nous concevons pour comprendre et faire. Ils ne s’agit pas de « laisser faire » les choses mais de les comprendre assez pour qu’elles réalisent d’elles-mêmes certaines de nos intentions. On prend timidement ce chemin dans certains domaine : le scalpel cède un peu le pas à une médecine moins intrusive, les pesticides ou les détergents au travail de certains insectes ou bactéries….

Savoir intervenir

Inversement, c’est aussi un leurre de prendre les marchés pour des organismes dotés d’homéostasie : les marchés ne sont que des artefacts humains qui coordonnent tout autant nos échanges qu’ils reflètent nos emportements collectifs… Et c’est derrière ce leurre de l’équilibration automatique des marchés que s’insinuent des tentatives insidieuses de prise en main (notamment par « effet de levier ») qui ne peuvent être contrées que par la mise en place de dispositifs de régulation et de prévision. George Soros (1994), un élève de Popper, a pratiqué et modélisé les unes et les autres, sans qu’on se soit beaucoup intéressé à ses propos ou ses initiatives (sauf dans les ex-pays totalitaires où l’on a pu mesurer leur potentiel d’ouverture)…

Envisager autrement la complexité

Loin de se ramener à une substance (que l’on pourrait décomposer et analyser) ou même à certaines propriétés de la réalité (que l’on pourrait décrire et modéliser), la complexité traduit tant notre difficulté à saisir le réel que l’importance de nos marges de liberté à son égard. Elle renvoie tant aux limites externes et internes de notre rationalité qu’aux horizons infinis de l’espace-temps.

A cet égard, la notion « d’affordance », introduite par J.J. Gibson (1979)[6], peut nous inspirer utilement parce qu’elle lie tout organisme à son environnement. Selon cet auteur, un oiseau ne se pose pas le problème de la complexité de son environnement mais se contente d’en exploiter « ce qu’il lui offre » ou « ce qu’il lui permet » pour sa survie et sa persistance (tel arbre et telle branche pour installer un nid, tel brindille pour le construire et tel insecte pour se nourrir)… et si ces éléments viennent à manquer, il va en chercher d’autres qui puissent les remplacer… ou disparaître à jamais. L’homme ne procède pas autrement mais il se caractérise 1) par la capacité de créer des objets qui ont telle ou telle « affordance » ; 2) par l’embarras du choix en la matière ; 3) par la capacité de s’interroger sur sa propre existence et ses propres fins ; 4) par sa prise de conscience aussi de l’irréversibilité de ses choix et de ses actes[7]. Autrement dit, plus les marges de liberté s’accroissent et plus l’embarras grandit….

Dans cette perspective, la complexité prend l’allure d’une « bulle » ou d’une « niche » que nous créons et délimitons à notre gré : 1) certains vont essayer d’y saisir ou d’y créer de nouvelles « affordances » et d’en faire profiter autrui (extension de la bulle) ; 2) d’autres vont s’accrocher aux affordances du passé (comme si elles étaient éternelles), en faisant seulement semblant d’en chercher d’autres ou en attendant qu’on les leur apporte sur un plateau (bétonnage de la bulle) ; 3) d’autres encore vont les réduire à quelques principes et totems illusoires du genre « canada dry » qui n’en ont que l’apparence (restriction de la bulle). Seuls les individus du 1er groupe s’engagent effectivement dans une démarche de modélisation de la complexité, qui s’inscrit nécessairement dans une perspective évolutive et altruiste.

Procéder par petites touches avec le maximum de peintres

Le texte de T. Ambrosio et J.P. Martins Barata met l’accent, avec raison, sur le caractère tacite de la quête « d’affordances ». Celle-ci se nourrit d’insatisfaction quant au passé, de scénarios intérieurs quant à l’avenir, puis de tâtonnements muets dans l’instant. Ce qui rejoint le propos de Diderot : « dans l’atelier, c’est le moment qui parle et non l’artiste ». Les « affordances » se dessinent par petites touches qui font dire que les gens ont découvert le fog londonien ou la lumière du midi dans les tableaux de Turner et de Cézanne ou encore que « Newton n’a pas découvert la gravitation, il l’a inventée » (Bateson, 1972). Et chacun devrait apporter sa touche, comme l’y invitent les grandes civilisations.

Une civilisation se caractérise souvent par son pouvoir d’attraction, d’intégration et de création (cf. Algoud, 2001). La civilisation égyptienne est issue de peuples divers qui se sont unifiés et transcendés dans l’apprivoisement du Nil et la quête d’immortalité ; chacun y participant à la mesure de ses moyens. Le rêve américain s’est bâti sur les apports d’immigrants dans tous les domaines (scientifique, technique ou culturel) et l’appel à chacun à poursuivre dans ce sens[8], comme le rappelle Bill Clinton[9] citant Carroll Quigley (le professeur qui l’a le plus marqué à l’Université de Georgetown) : « l’Amérique est la plus grande nation de l’histoire parce que notre peuple a toujours cru en deux choses : que demain peut être meilleur qu’aujourd’hui et que chacun de nous a une responsabilité morale pour qu’il en aille ainsi ». On notera aussi qu’Einstein, Fermi ou Von Neumann n’avaient pas besoin de parler un bon anglais pour se faire comprendre, pas plus que les juifs d’Europe centrale pour faire du cinéma muet ou les ex-esclaves africains pour faire du jazz…

Les premières touches sont souvent maladroites ou mal placées mais elles ouvrent la voie : lors du concours Lépine de 2004[10], un inventeur proposa un plateau tournant électrique pour automobiles ; il ne trouva pas preneur là où il s’y attendait (garagistes, gérants de parkings) mais auprès de sociétés aéronautiques devant placer leurs hélicoptères dans des condition optimales de décollage (en fonction du vent)…. Ces premières petites touches manquent parfois cruellement dans certains domaines apparemment mineurs : ainsi les bandes dessinées ou les dessins animés présentent le plus souvent les visages africains sous une forme caricaturale (« Tintin au Congo », de Hergé), patibulaire (« Tête de Nègre » de Picouly, Jürg, Lavollay), sommaire (« Déogratias » de Stassen) ou diaphane (« Kirikou »), donnant l’impression que le racisme s’insinue (y compris chez ceux qui prétendent le combattre) jusque dans la paresse des coups de crayon[11]

Dans d’autres cas, ces petites touches modifient tout un pan de notre paysage. Il y a peu, nous avions une peur panique des grands requins blancs tout comme nous n’avions aucun remords à les éliminer : dorénavant, quelques plongeurs ont a appris à les approcher et à communiquer avec eux, tout en découvrant leur rôle dans l’équilibre de la vie océanique. Dans un registre voisin, certaines grosses vagues d’Hawaï ou fortes pentes des Alpes paraissaient hors de portée des surfeurs : dorénavant, certains d’entre eux ont trouvé le moyen de s’en jouer[12]

Créer des chunks qui libèrent l’imagination

A l’inverse, le texte de J. Miermont souligne les pièges du discours rationalisateur, quantificateur et simplificateur. Ne jetons pas pourtant le bébé avec l’eau du bain : les normes et labels de qualité constituent de bonnes heuristiques quant elles évitent de vérifier par soi-même la fiabilité d’une pièce ou d’un procédé… mais elles deviennent des leurres quand elles garantissent la sécurité d’un site ou d’une industrie (l’usine AZF sauta et l’Erika coula peu de temps après que les entreprises incriminées eurent reçu les meilleurs labels en ce domaine) ou l’inventivité d’un laboratoire (Bayer faillit ne pas se remettre des effets secondaires d’un médicament anti-cholestérol, après avoir été classé parmi les meilleurs centres de recherche).

En ce domaine, le talon d’Achille de notre société est justement le manque de pertinence et de fiabilité de ses « chunks » les plus explicites et publics : le CAC 40 reflète moins la vigueur de notre industrie que les frémissement de Wall Street et le pourcentage de reçus au baccalauréat reflète moins la valeur des élèves (et de l’enseignement qu’ils ont reçu) que les vœux du Ministère de l’Education Nationale (80%). Tout comme nos dirigeants décident moins sur la base des données économiques et sociales qu’en fonction des sondages à répétition sur les états d’âme de la population. Ce sont les mauvais « chunks » des uns qui enrayent l’émergence des bons…. Et ce sont les bons qui décuplent les chances des suivants…

A cet égard, Simon (2002) nous rappelle que la modélisation ne vise pas la simplicité mais la parcimonie et l’intelligibilité (du fait des limites de notre rationalité). La simplification passe souvent par l’explication causale (celle qui nous arrange souvent, tantôt heuristique utile et tantôt leurre stérile). La parcimonie préfère plutôt résumer astucieusement les choses pour en faire une base opératoire. Récemment, un psychiatre (W. Lowenstein) disait des « accros du portable » qu’ils étaient des « anxieux compulsifs » ou des « jaloux paroxystiques » : le résumé est peut-être court mais il évite les longs détours (à visée explicative) par l’inconscient… que l’on trouve, par exemple, dans l’article « homosexualité » de l’Encyclopædia Universalis (C. Melman) et qui dégoûteraient de la vie tout lecteur concerné !

Tout particulièrement, quels outils de chunkage donne-t-on actuellement aux élèves qui préparent les grandes écoles ? Essentiellement un gros bagage en calcul différentiel et intégral (qui n’a pas changé depuis deux siècles), quelques éléments de calcul des probabilités et de calcul non linéaire… Carlos Ghosh (2003) a au moins eu la chance de pouvoir y joindre plusieurs langues (arabe du Liban, portugais du Brésil, anglais des Etats-Unis, japonais de Nissan) avec autant de centaines de dictons qui permettent de voir la vie sous quantité d’angles !

Ne recourir aux grands schémas modélisateurs qu’en cas de péril

Ces petites touches peuvent-elles se passer de théorie plus globalisante ou de méta-modèle plus panoramique ? Simon (1962) n’a pas craint de proposer une vaste « architecture de la complexité », bien qu’il ait toujours préféré des modèles « middle range ». Rétrospectivement, on peut douter qu’elle ait libéré l’imagination de ses lecteurs autant que la sienne ; et penser qu’elle lui a sans doute servi de pare-feu contre les schémas plus archaïques de ses contradicteurs, qu’ils soient du camp de la transcendance de l’âme humaine ou de celui de l’autosuffisance neuronale, de celui du réductionnisme primaire ou de celui d’un évolutionnisme finalisé.

Si on peut lui reprocher de se présenter comme un algorithme incontournable et autosuffisant de modélisation, le schéma simonien n’est pourtant pas dépourvu de puissance heuristique. D’un côté, il plaide pour une organisation modulaire et hiérarchique de la réalité qui légitime l’approche « top-down ». J’ai montré ailleurs[13] combien il pouvait inspirer la conception des gratte-ciel ou des mégalopoles (en modules qui réduisent le nombre d’ascenseurs ou d’artères au profit de l’espace utile). De l’autre, il en souligne les vertus évolutives en proportion des liaisons faibles disponibles : plus il y en a, plus le système peut susciter de nouvelles émergences et compétences.

Ce dernier trait est typique de l’organisation de la mémoire et de la cité. Côté mémoire, rien de tel que le calembour ou le contrepet (ou tout autre exercice de sérendipité) pour ouvrir des horizons insoupçonnés, souvent incongrus et parfois merveilleux… mais c’est mal vu et on leur préfère le poli des mémoires bien cloisonnées et spécialisées. Côté cité, tout nouvel immigrant aux Etats-Unis (surtout s’il est diplômé) vous dira qu’il y a été bien accueilli et qu’il a pu y trouver peu à peu les moyens de donner le meilleur de lui-même… En France ou en Europe, on aura plus souvent l’impression de gêner et de se heurter à des forteresses disciplinaires ou corporatives (« c’est complet ! », « c’est réservé ! », « allez voir ailleurs ! », « revenez plus tard ! »)…. Et on aimerait y entendre plus distinctement le « lent ruissellement » d’idées susceptibles d’accroître l’intelligibilité et les charmes du labyrinthe de la complexité….

 

Références bibliographiques

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Bachelard, G. (1934). Le nouvel esprit scientifique. Paris, Presses Universitaires de France, 1980.

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Van Vogt, A.E. (1948). Le monde des non-A. Paris, Editions « J’ai lu », 1953.


[1] Le texte de Miermont nous fait immédiatement penser au « Monde des non-A » de A.E. Van Vogt (1948), avec sa grande machine totémique.

[2] Il convient de reconnaître que maintes chicanes administratives sont le fait d’administrés qui ont exploité ou subi des failles antérieures.

[3]  A cet égard, on ne peut qu’approuver les « journées en fauteuil » que proposent les handicapés moteurs à leurs concitoyens (pour apprécier le nombre et la variété des obstacles qu’ils doivent surmonter) ou l’expérience du « changement de peau » que proposent les gens de couleur aux blancs (pour apprécier des obstacles plus immatériels). On notera cependant les limites du procédé : des chirurgiens ou des pilotes de 747 risqueraient gros à échanger leur place avec un quidam…. Et d’autres risqueraient encore plus à le faire si on ne voyait pas la différence ! On n’est pas loin du test de Turing !

[4] Dans ce cas, le renoncement ne signifie pas l’obéissance ou la démission, mais la prise de distance vis-à-vis de soi-même pour mieux s’ouvrir au monde.

[5] Cet attrait pour les théories globalisantes et les systèmes totalitaires conduirait nos élites à se satisfaire d’un idéal communautariste réduisant la liberté et la différenciation des personnes (le tétrapode sociétal totémique décrit par J. Miermont), à condition bien entendu qu’elles continuent à guider le reste de la cité (et orienter ses lectures).

[6] Voici ce qu’en dit Howard Gardner (1985, p. 354 de la traduction française de 1993) : « [Selon Gibson], la physique et la biologie sont liées pour que l’organisme puisse prélever l’information dont il a besoin dans le monde. [Les affordances] sont les potentialités pour l’action qui existent dans un objet ou dans une scène, c’est-à-dire les activités qui pourraient avoir lieu lorsqu’un organisme d’un certain type rencontre des entités d’un certain type. Selon cette notion, les individus se lancent des objets susceptibles d’être attrapés (qui donnent – afford – à attraper), dévorent des choses comestibles (qui donnent – afford – à manger), et caressent les choses aimables (qui donnent – afford – à aimer). Ce concept permet une analyse de l’efficacité d’un organisme dans son environnement, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer des croyances, des attitudes ou des efforts mentaux, tous concepts qui rendaient Gibson très hostile. Au contraire, pour lui, la signification d’un objet repose sur les moyens (affordances à) qu’il fournit à l’organisme. Les objets ont des significations pour nous parce qu’ils donnent des choses à faire avec eux ou en réaction à eux. »

[7] L’une des grandes sources d’anxiété des gens qui ont tenté leur chance ailleurs (paysans à la ville, provinciaux dans la capitale, émigrés vers l’Europe ou les Etats-Unis) vient du sentiment que c’est « sans espoir de retour », alors que dans le passé on pouvait toujours y croire (revenir plus riche que ceux qui sont restés sur place et être attendu comme le messie, comme si rien n’avait changé « au pays »).

[8] En tenant compte « de son égoïsme et de son sens commun », note Simon (1981, p. 251 de la traduction de 2004) en s’appuyant sur un passage éclairant de « The Federalist » sur les convictions des pères fondateurs de la Constitution américaine : « s’il existe un degré de dépravation dans l’humanité qui nécessite un certain degré de circonspection et de méfiance, il existe aussi d’autres qualités dans la nature humaine qui justifient une certaine dose d’estime et de confiance ».

[9] Discours à la convention démocrate de 1992.

[10] Cf. « Au concours Lépine, le système D contribue parfois à l’innovation industrielle », Le Monde, 11 Mai 2005, page 27.

[11] Ce qui laisse penser que la sophistication du trait actuel, capable de rendre la variété des expressions de multiples visages européens, est le fruit d’une multitude de petites touches qui vont des dessins pharaoniques à Modigliani ou Schiele, en passant par les mosaïques grecques et romaines, les icônes orthodoxes, les miniatures persanes, les fresques de Michel-Ange, les gravures du Dürer et la peinture hollandaise. Les bandes dessinées proprement dites sont certes bien plus récentes (les images d’Epinal ?) mais leurs auteurs actuels semblent s’être exercés bien plus sur le Tarzan de Burroughs que sur ses partenaires africains….

[12] Les propos de l’un de ces surfeurs des mers (Vincent Lartizien) pourraient être mis en exergue de cet article : « Nous avons envie de mettre en images tout ce que l’océan nous a appris. Tout ce que nous avons retenu comme leçons et qui nous sert dans la vie : affronter ses peurs, avancer sans mental et sans ego, se reconnecter avec des lois plus universelles, pouvoir vivre en phase avec l’élément qui nous entoure, que ce soit le béton ou bien autre chose. Ce sont des clefs pour trouver une sorte de bonheur » (Le Monde, 13 Mai 2005, page 23).

[13] A. Demailly. « Variations sur la contribution de J.P. Martins Barata » (atelier 15 du Colloque de Cerisy).