A 04

-  Jean CLENET  : Concevoir et Construire des Systèmes Intelligents et Intelligibles , Appréhender la complexité en formation(s) versus formation à la complexité

7 -12 –2004(résumé)
complété (texte ) 23 04 05

Appréhender la complexité en formation(s) versus formation à la complexité,

Concevoir et construire des systèmes intelligents et intelligibles

Clénet Jean

jean.clenet@univ-lille1.fr

Professeur des Universités,

Directeur du département des sciences de l’éducation Laboratoire trigone, CUEEP, Lille1.

 

1. RESUME

Appréhender la complexité en formation(s) versus formation à la complexité, devient un formidable enjeu pour les sciences de l’éducation et de la formation. A la suite du Grand Atelier de Lille 2003, nous avons pu constater l’immensité des efforts consentis par des concepteurs de formations, tous engagés dans une quête de renouvellements expérientiels, pédagogiques, ingénieriques, conceptuels et épistémologiques, dans les formations dont ils ont la responsabilité et ce, quelque soit le niveau de leurs interventions. L’ensemble de ces travaux a produit un sens nouveau à travers des conceptions qui visent à penser l’éducation-formation, pas seulement comme un objet à transmettre, mais davantage « comme processus de construction propre à des sujets et/ou à des organisations, en situations ». Nous voilà alors confrontés à des conceptions complexes de la formation.

1-      La formation entendue comme « une construction singulière des sujets » qui se traduit par l’émergence de formes propres finalisées, situées, mais reconnaissables.

2-      La formation entendue comme « systèmes artificiels », autrement dit, quelle sera la nature et les « effets » des systèmes conçus-construits-conduits par les ingénieurs ?

3-      La formation entendue comme « formes d’intelligibilités renouvelées »,  c’est-à-dire les conceptions des acteurs « pensant et faisant la formation ».

La complexité ici déclinée consiste à dépasser les formes traditionnelles qui trop souvent « écrasent » ces trois niveaux et s’évertue à appliquer des modèles déjà-là, dont la pertinence reste à montrer, notamment dès lors qu’il s’agit de penser la formation dans le cadre de ses usages socio-professionnels (peut-il en être autrement ?) : par et pour des processus d’engagement, d’intégration et de transformations personnelles ou organisationnelles.

Elle consiste également à penser la formation dans une double hélice entrelaçant complexité de la formation et formation à la complexité. Ces deux expressions ne peuvent aller l’une sans l’autre. D’une part, elles sont complémentaires, si l’on prétend complexifier les regards et les pratiques à la fois des concepteurs et des apprenants confrontés à des situations complexes ; d’autre part, elles sont anti-parallèles, c’est-à-dire naturellement enchevêtrées et en interactions fortes.

Les travaux du Grand Atelier de Lille nous renseignent sur un point majeur : on prend toujours des risques importants quand les modèles proposés dans le domaine de la formation : pédagogies, ingénieries, recherches, s'éloignent des phénomènes liés au "vivant", c'est-à-dire des Hommes. Cela peut être observé quand les artefacts (systèmes de formations) pourtant conçus par des Hommes, même avec les meilleures intentions, en desservent d'autres plus qu'ils ne les servent. Souvent, ces systèmes artificiels[1]ne conviennent plus, en sombrant parfois dans les artifices de la complication. Ils ne sont plus à même de respecter la complexité propre aux systèmes vivants, aux situations et aux Hommes en particulier. Dans le domaine de la formation, la conception de systèmes ouverts, rendus convenables et pertinents, mais jamais idéaux ni définitifs, relève de formes d’ingénieries sociales, de formations et pédagogiques, reliantes, respectueuses et sensibles. Il s’agit alors d’inventer ce qui convient humainement et localement, pour le rendre pertinent et reconnaissable socialement.

 

II TEXTE (23 04 05 )

COMPLEXITE DE  LA FORMATION ET FORMATION A LA COMPLEXITE

Concevoir et construire des systèmes intelligents et intelligibles

"L’ingenium, cette étrange faculté de l'esprit humain qui est de relier…,
 pour comprendre c'est-à-dire pour faire"

Appréhender la complexité en formation(s) versus formation à la complexité, devient un formidable enjeu pour les sciences de l’éducation et de la formation. A la suite du Grand Atelier de Lille 2003, nous avons pu constater l’immensité des efforts consentis par les concepteurs de formations, tous engagés dans une quête de renouvellements expérientiels, pédagogiques, ingénieriques, conceptuels et épistémologiques, dans les formations dont ils ont la responsabilité et ce, quelque soit leur domaine intervention. L’ensemble de ces travaux a produit un sens nouveau à travers des conceptions qui visent à penser l’éducation-formation, pas seulement comme un objet à transmettre, mais davantage « comme processus de constructions propres à des sujets et/ou à des organisations, en situations ». Nous voilà alors confrontés à des conceptions complexes de la formation. On peut y déceler au moins trois niveaux de sens enchevêtrés.

1 – La formation entendue comme « une construction singulière des sujets » qui se traduit par l’émergence de formes propres, finalisées, situées, mais reconnaissables.

2 – La formation entendue comme « systèmes artificiels », pose comme double problème la « nature » et les « effets » des systèmes conçus-construits-conduits par les ingénieurs.

3 – Et, au delà, la formation entendue comme « formes d’intelligibilités renouvelées », c’est à dire les conceptions des acteurs « pensant et faisant la formation ».

La complexité ici déclinée consiste à dépasser les conceptions plus traditionnelles de la formation, qui trop souvent, « écrasent » ces trois niveaux et s’évertuent souvent à appliquer des modèles uniformes et déjà-là. Leur pertinence reste à montrer, notamment dès lors qu’il s’agit de penser la formation dans le cadre de ses usages personnels situés socio-professionnellement (peut-il en être autrement ?) dont les dimensions principales restent les processus d’engagements, d’intégrations, de coopérations dans l’organisation et les trans-formations qui les accompagnent. La complexité consiste également à penser la formation dans une double hélice entrelaçant complexité de la formation et formation à la complexité. Ces deux faces enchevêtrés de la formation ne peuvent aller l’une sans l’autre[2] : d’une part, elles sont complémentaires, si l’on prétend complexifier les regards et les pratiques à la fois des concepteurs et des apprenants confrontés à des situations complexes, les ingénieurs en formation par exemple ; d’autre part, elles sont anti-parallèles, c’est-à-dire naturellement enchevêtrées, leur interaction et leur continuité tenue en cohésion dynamique reste un gage de qualité des formations. Reprenons brièvement ces trois conceptions de la formation.



1-      La formation entendue comme une construction singulière des sujets qui se traduit par l’émergence de formes propres

1-1-           Ingenium, génie de la connaissance

Toute situation de travail et/ou de formation conduit le sujet à produire un ordre local personnalisé, observable, intelligible, modélisable. De plus, les conditions de l’organisation de formation ne peuvent être complètement déterminées, quand bien même elles le seraient, elles sont toujours spécifiées, appropriées individuellement, localement. Aussi et plus que jamais, pour le développement de l’autonomie offerte et requise, il est besoin de repères organisant et fondant la pensée-action, c’est-à-dire les conceptions. Après Vico (1710) et bien d’autres, nous retiendrons l’exercice de l’ingenium.

L’avènement des sciences positives, des sciences d'analyse fondées sur les préceptes du discours cartésien, et en particulier le réductionnisme, ou diviser l'objet pour mieux l'expliquer, le déterminisme, produire et expliquer par des raisons suffisantes et causales, ont longtemps occulté le paradigme des sciences du génie et de l'ingenium. Ainsi, G. B. Vico (1710) nous montre ce qu’il nomme ingenium : "L’ingenium, cette étrange faculté de l'esprit humain qui est de relier…, pour comprendre c'est-à-dire pour faire", à l'instar de P. Valéry (1975, 1984) qui nous dit : "ce qui fait, ce qui est fait sont inséparables".

L'idée originale de l'ingenium et des sciences d'ingenium est d'abord de relier pour comprendre, pour concevoir et pour produire (légitimer) des connaissances-processus, plus et tout autant que des savoirs-états. Le mot ingenium traduit une conception propre à un sujet humain à propos d'un objet complexe : son histoire, son métier, ses actions professionnelles, ses connaissances, ses intentions. Objet mis en projet pour penser, rechercher, développer, créer, ce qu'il est et ce qu'il fait, c'est-à-dire produire ses connaissances : rechercher, s'ingénier, connaître… tout au long de son trajet, des voies qu'il emprunte et des temporalités associées. Ainsi, parler d'ingenium, c'est parler des connaissances de l'Homme et de leurs actions, dans les multiples domaines appréhendés : que ce soit en formation, en enseignement, en recherche ou en ingénierie. Le génie de la connaissance est complexe et la connaissance est complexe car elle est action Humaine située, personnalisée, distribuée.

 

2-1-           La connaissance est action Humaine

La complexité de la connaissance est affirmée dès lors que l’on considère qu’elle résulte des interactions productives propres aux génies Humains, leur ingenium. Dans cette perspective et contrairement aux idées souvent admises, la connaissance n’est pas donnée. Elle ne peut être le produit de chaînes causales qui assureraient le guidage des apprentissages. Elle est activité cognitive couplée avec le faire, juste et à propos (Facere[3]). Le sujet agit et pense en contexte, la cognition est action incarnée (F. Varela, 1993, p. 234), elle est reliée à l'action de concevoir, principale spécificité de "l’apprendre" surtout quand ces apprentissages sont situés ou "situables",  dans les formations situées ou en alternance par exemple, quand il s’agit de faire pour comprendre et comprendre pour faire. L'expérience, la prise de conscience, la connaissance et le pouvoir agir s'y enchevêtrent pour contribuer à l'émergence d'un "nouvel ordre" personnalisé produit localement. Il peut être complexifié en boucles successives, temporelles, si d’autres ressources expérientielles, théoriques, méthodologiques, éthiques, autorisent la réflexivité en devenant mobilisables conjointement, justement et à propos.

Les thèses constructivistes sous-tendent cette option paradigmatique. Elles s’appuient largement sur les théories de l'auto-organisation (H. von Foerster, 1959)[4] et de l’autonomie en formation. L'idée centrale d'une telle approche est de ne pas négliger l'Homme et la situation[5] et de considérer le complexe : "sujet -action située- temporalité", comme originel de tout apprentissage, de toute conception en privilégiant trois principes : la circularité, l’interaction et la responsabilité (dans un double sens ; le sens pratique : répondre à… et éthique : répondre de…). Mis en boucles, le premier génère la non séparation qui suggère l’interaction dont découle la responsabilité pour répondre et répondre de…, support pragmatique et éthique de l’action. Humainement, cela nous incite à intervenir pour nous aider concevoir des cadres de formations (artefacts) visant à augmenter le nombre de choix possibles pour les apprenants et non pour standardiser ou reproduire des formes déjà là.

 

2-      La formation entendue comme « systèmes artificiels » ce qui pose la question de ses « formes » et de ses « effets »

De quoi l’Homme a t’il besoin pour connaître et agir ? Nos expériences et les recherches qu’elles suscitent montrent que plus les organisations (artefacts de formations ou systèmes artificiels) restent souples et ouverts, plus les possibilités de constructions personnalisées sont grandes et plus elles correspondent aux aspirations, aux finalités des apprenants.

 

1-2-           Les « formes » standards ? En formation, elles sont souvent contreproductives

Cela ne signifie pas la négation des cadres sociaux de la formation socialement admis, mais par contre cela interroge qualitativement leur conception et ce qu’ils génèrent en terme d’interactions Hommes-artefacts. Nous pensons que la forme et la qualité des artefacts de formation peut générer des formes différenciées de l’apprendre et se former. Qualités dont l’ouverture et de souplesse peuvent être pensées dans et pour la formation en particulier et dans les "affaires Humaines" en général. Ce que nous suggère H.-A. Simon (2004), quand il nous invite à partir de la complexité du vivant, de ses transformations, par des formes d'intelligibilité conceptuelles et opérationnelles capables de comprendre, relier, adapter, accompagner. Ces formes propres d’intelligibilité peuvent être utilisées « à propos » pour produire des formes rendues intelligibles. Si les sciences de la nature s'intéressent aux phénomènes tels qu'ils sont[6] (H.A. Simon, 1991), les sciences de la conception s'intéressent surtout aux phénomènes tels qu'ils pourraient être[7]. On a évoqué plus haut le fait que la réponse souvent rencontrée est celle de la recherche de la standardisation voire de l'optimisation,  la solution idéale, (idéalisée ?) conçue à partir : 1- des paramètres pré-déterminés de la situation à résoudre, les lois en vigueur et connues ; 2- des variables de commandes initiales, les moyens mobilisables, les coûts, la qualité..., 3- des contraintes en présence et de l'utilité attendue.

La démarche qui conduit à une fabrication d’un « standard » voire d’un « optimum » serait ainsi transparente, saisissable, formalisable, reproductible, prévisible quant à ses effets et surtout, souvent monofinalisée et en final, excluante. Elle peut être mise en programme et il suffirait de l'appliquer pour obtenir un produit homogène et adapté. Dans ses principes, cette démarche n’est pas étrangère à de nombreuses pratiques de formations.

Les pratiques ingénieriques observées montrent que la seule recherche de l'optimum n’est pas convenable, pis, elle devient le plus souvent contreproductive au sens de J.-P. Dupuy (1976 et suivants). La question est de savoir si elle reste légitime pour être appliquée aux domaines du vivant, à l'Homme et à l'organisation. Nous en doutons fortement, car la dimension la plus fondamentale de l’être vivant est son autonomie (P. Vendryès, 1981), il développe des processus toujours singuliers, imprévisibles et aléatoires. Cela signifie qu'il est vain d'envisager des démarches « claires, nettes et précises, définies une fois pour toutes », comme nous l’entendons parfois, souvent, chez certains concepteurs de formations.



2-2-           Les formes à inventer ? pour  prendre en compte les propriétés du vivant

Dans la recherche du « convenable », inhérente aux principes du vivant et à son auto-organisation, les paramètres ne peuvent être totalement prédéterminés pas plus en formation qu’ailleurs. Ils apparaissent en cours et au fur et à mesure que la situation se déroule, à la condition expresse qu'on veuille bien les écouter, les comprendre et en tenir compte dans les processus adaptatifs de conception. Les variables de commande ne sont jamais complètement identifiables puisqu'elles relèvent plus largement des sujets que des objets. Chacun  sait que les boîtes noires humaines et organisationnelles restent inaccessibles, voire parfois, souvent, incompréhensibles. Enfin, les contraintes et les ressources en présence demeurent largement subjectives et interchangeables, et l'utilité attendue de l’objet à produire est forcément plurielle en fonction des sujets et des organisations concernés. Cela nous conduit après et avec H.A. Simon (1991), vers la modélisation de deux formes de conceptions : le modèle standard et celui de l'invention (J. Clénet, 2004). Autrement dit, il existerait les problèmes bien structurés a priori (au moins dans nos représentations) et les autres, relevant des situations aléatoires, complexes, où l'invention du vivant est à prendre en compte pour une large part.

 

3-      La formation entendue comme « formes d’intelligibilités » épistémologiquement renouvelées : quelles rationalités ?

1-3-           Une forme de rationalité substantive[8], l’application de modèles « tout faits »

Il n'est pas éloigné le temps où la formation était conçue (parfois encore) et réduite à son expression la plus simple ; c'est-à-dire à la transmission des savoirs considérés utiles pour l'atteinte des objectifs fixés comme dans une sorte de déterminisme situationnel. Cela parfois, avant, en extériorité des sujets et sans liens étroits avec les contextes. Il faut convenir que cette conception simple n'a pas abandonné complètement ce domaine d'activité. Ainsi, la question du former, comment ?, c'est-à-dire comment transmettre les savoirs référencés ?, ou comment "réduire" l'autre au projet qu'on a pour lui ?, reste la grande question de formation qui mériterait réponse, dès lors qu'il s'agit d'en prévoir l'organisation. Mais les environnements changent, les problèmes, les sujets et les situations aussi, et ces réponses simples aux questions de la formation tendent à perdre de leur légitimité. Dès lors qu'il s'agit de former des sujets ayant des expériences significatives (qui n'en a pas ?), que ce soit en formation initiale ou en formation continue, quand il s'agit de former en contextes ou en situations professionnelles, par alternance ou autrement, on peut complexifier nettement les approches. Par exemple, en s'attachant à reconnaître les expériences variées des sujets en formation, en tenant compte des changements de nature et de la variété des contextes, des évolutions culturelles, des temporalités, le concepteur est naturellement conduit à repenser le bel agencement prévisionnel et transmissif de la formation. Ainsi, le questionnement autour de la formation peut être complexifié. "Former et/ou se former... qui ? À partir de quoi ? À quoi ? Où ? Comment ? Quand ? Pour apprendre et faire quoi ? Quelles portées et quelles limites ? Pour quelles adaptations et finalités ? Quelles trans-formations ?[9]" ? Pour quelles valeurs et quelle reconnaissance sociale ?

La première question posée autour du seul "comment", tend à réduire la formation à une intervention conçue en dehors des contextes, celle qui prévoit, découpe et sépare. Cette conception simple[10] pensée par d'autres, avant et ailleurs, c'est-à-dire en extériorité des sujets-objets-contextes, a souvent pour attribut d'ignorer que la formation, c'est d'abord susciter les émergences de formes liées à des sujets singuliers, en situations diverses, dans des contextes variés et polyfinalisés. Rappelons simplement qu'aux origines de toute formation, est la pensée-action auto-référencée et située des sujets, et les significations afférentes. Et pas seulement les "bonnes" raisons, fussent-elles politiques, sociales, professionnelles…, puis les décisions, les cadrages, les méthodes, les procédures, l'application…, sans oublier les évaluations souvent  aux fortes saveurs de contrôles seulement hétéroréférencés.

 

2-3-           Une forme de  rationalité  procédurale,  pour rendre intelligible : la modélisation projective

Toujours en référence à H.-A. Simon, Le comportement est rationnellement procédural quand il est le résultat d’une réflexion appropriée. On peut en rapprocher avantageusement les processus avec ceux de la modélisation. Modéliser c’est à la fois concevoir en action et dans sa tête pour rendre un phénomène complexe intelligible. C’est rendre compte des processus et des processeurs, dans quel contexte, comment, pourquoi, avec qui, pour quoi faire, par quelles transformations, à quelles fins ? Processus qui mobilisent, maintiennent et relient : sujet, objet, projet, pensées, actions  et transformations. Le modélisateur est placé ainsi au cœur de la production de ses connaissances (co-naître). De cette façon, la valeur de la connaissance et les actions qui s'y relient ne peut être tenues pour indépendante du sujet connaissant et agissant. L’expérience, la conscience de cette expérience restent première dans la constitution de la connaissance et dans les processus de modélisation. Entendue ainsi, la connaissance n’est pas seulement « savoirs » sur des idées, des choses, ou des objets ; elle n’est pas faite seulement de savoirs théoriques décontextualisés qu’il conviendrait d’apprendre et de mobiliser pour les appliquer aux problèmes à résoudre. Elle devient connaissance incarnée, sensible, relevant d’actions opérationnelles et cognitives singulières, contextuellement situées. La modélisation peut alors contribuer à l’amplification de cette connaissance pour aider le sujet engagé dans l’action située à comprendre la situation, (amplifier son raisonnement) à y susciter des formes d’interventions pertinentes quitte à les accompagner pour faciliter la nécessaire prise de risques inhérente à tout changement. On peut, à ce stade de réflexion, énoncer dans leurs grands principes, les axiomes de la modélisation.

1- Elle s’appuie sur un problème ou sur une mise en problèmes (problématisation), une question ou un jeu de questionnement, elle s’efforce de prendre en compte les conceptions des acteurs en présence et les  possibilités de l’action. Le problème n’est pas donné.

2- Elle propose des actions d’explorations sélectives, en imaginant des buts à atteindre, en choisissant les voies qui semblent convenir (les voies prometteuses), en hiérarchisant les énergies à mobiliser pour chacune d’elles. Les voies de la résolution ne sont pas standards.

3- Elle se refuse à une seule solution appliquée, qui viendrait de l’extérieur au système. A l’inverse, après avoir explorer les possibles, elle propose une solution, ou plusieurs, dégagée du… et construite dans et avec le système. Les réponses possibles sont multiples.

4- Elle garde un caractère global affirmé et met en évidence les interactions intra et inter- systémiques. Elle aide le modélisateur à amplifier son raisonnement, en adoptant une posture d’écoute et de compréhension pour comprendre et s’approprier l’objet. Elle autorise le modélisateur à décider d’orientations à prendre, à induire les transformations.

5- Elle suggère un accroissement permanent d’une conception dynamique de la connaissance à propos d’un objet. Elle suggère également d’autres possibilités d’actions à propos d’un objet, apprises et conçues avec d’autres sujets. Elle est susceptible d’augmenter des nouveaux vouloir-savoir-pouvoir-faire.

6- Elle désigne (dans le sens du design) une situation perçue, à adapter, à transformer ; elle ne se contente pas de désigner l’objet, ou d’en faire une analyse ou un simple diagnostic.

7- Elle appelle l’association du triptyque : expériences, actions situées, savoirs, pour générer des processus dynamiques de projections-transformations.

Ainsi, l’Homme ou l’organisation qui apprend, qui tente de s’adapter à son environnement dispose d’une autonomie relative qui peut être dynamisée quand elle est accompagnée et exercée dans un cadre ouvert. Enoncer ce postulat, c’est aller au delà des seules positions ou modes d’interventions seulement déterministes qui laissent à penser la constitution d’une réalité construite autour de phénomènes causalistes, et qui postulent des liens de causes à effets susceptibles d’être constatés, a minima, voire prédits, en cas de délire. En faisant comme si  toute cause perçue comme une loi identifiable produirait les mêmes effets prédictibles et reproductibles. Dans une perspective plus complexe, c’est reconnaître le caractère quasi-indéterminé de tout processus : apprendre, se développer, s’adapter…C’est aussi reconnaître la variété des formes produites (formations) et de leurs processus de productions personnalisés (trans-formations) qu'il devient possible d'accompagner et, ce faisant, de penser avec intelligence (E. Morin, 1999), la complexité en formation(s).



En guise de conclusion : complexité et éthique de la formation

Une des grandes conclusions du Grand Atelier de Lille 2003 nous enseignait un point majeur : on prend toujours des risques importants quand les modèles proposés dans le domaine de la formation : pédagogies, ingénieries, recherches, s’éloignent des phénomènes liés au « vivant », en l’occurrence la formation des hommes. Cela peut être observé quand les artefacts, systèmes de formations, pourtant conçus par des Hommes, mêmes avec les meilleures intentions, en desservent d’autres plus qu’ils ne les servent. Souvent, ces systèmes artificiels[11] ne sont pas convenables, en sombrant parfois dans les artifices de la complication par une sorte de maîtrise imaginaire. Ils ne sont plus à même de respecter la complexité propre aux systèmes vivants, aux situations et aux Hommes en particulier. Dans le domaine de la formation, la conception de systèmes ouverts, rendus convenables et pertinents, mais jamais idéaux ni définitifs, relève de formes d’ingénieries sociales, de formations et pédagogiques reliantes, respectueuses et sensibles. Il s’agit alors d’inventer ce qui convient humainement et localement, pour le rendre pertinent et reconnaissable socialement  autour de conceptions et de modèles alternatifs inventifs, ouverts. Il s'agit d'inventer des artefacts de formation pas seulement fondés sur un gouvernement de l'interne par l'externe, mais dont les interventions en extériorité visent à créer les conditions d'émergence et de viabilité des processus internes en reliance et dialogies (unités complexes d’opposés) avec les cadres externes. Il s'agit de restaurer une réinscription des processus internes avec l'externe en tentant de créer les conditions de la "clôture organisationnelle" (F. Varela, 1993) considérée comme constitutive du système vivant et de ses apprentissages. Ou comment travailler à comprendre, relier, rassembler ; en pensant la complexité comme une démarche éthique (E. Morin, Ethique, la méthode) et l’intervention complexe comme une éthique de l’incertitude, pour le respect fondamental de la pluralité des formes en émergence.

                        Bibliographie sommaire

 

Clénet, J., 2003, L'ingénierie des formations en alternance, " pour comprendre, c'est-à-dire pour faire ", préface d'André de Peretti, Coll. Ingenium, Paris, l'Harmattan.

Document de synthèse des interventions, 2004, Colloque en hommage à H. von Foerster, Germe Paris 7, AE- MCX / APC.

Dupuy, J. P., Robert J., 1976, La trahison de l'opulence, Paris, PUF.

Dupuy, J. P., 1994, Aux origines des sciences cognitives, Paris, Éd. La découverte.

Ladrière, J., 1999, " Le rationnel et le raisonnable ", dans Morin, E., Relier les connaissances, Paris, Seuil, p. 403-419.

Le Moigne, J. L., 1994, Le constructivisme, Tome 1 : des fondements, Paris, ESF Éditeurs.

Morin, E., 1999, Le défi du XXIème siècle, relier les connaissances, Paris, Seuil.

Simon, H. A., 2004, Sciences des systèmes, science de l'artificiel, Paris, Dunod.

 VALERY (P.), 1984, "Introduction à la méthode de Léonard de Vinci", in Œuvres, collection Pléiade, Paris, Gallimard.

Varela, F., 1989a, Connaître les sciences cognitives, tendances et perspectives, Paris, Seuil.

Varela, F., 1989b, Autonomie et connaissance, essai sur le vivant, Paris, Seuil.

VARELA, F., 1993, L'inscription corporelle de l'esprit, sciences cognitives et expérience humaine, Paris, Seuil.

VarEla (F.), 1996, Quel savoir pour l'éthique ? Action, sagesse et cognition, Paris, La Découverte.

Vendryès, P., 1981, L'autonomie du vivant, recherches interdisciplinaires, Paris, Maloine.

Vico, G. B. 1710. De la très ancienne philosophie des peuples italiques, trad. du latin par G. Mailhos, Trans. Europ. Express, 1987.



[1] En référence aux travaux de H. Simon, Sciences des systèmes, sciences de l’artificiel, Reéd. 2004.

[2] La double hélice : Complexité de la formation et formation à la complexité.

La formation ainsi conçue comme émergence de formes singulières est complexe tout autant que la formation à la complexité peut l'être. C'est la raison majeure pour laquelle, sur les conseils avisés d’ André de Peretti, entre autres, nous n'avons pas résisté à reprendre la métaphore de la double hélice, en guide de clin d'œil au 50ème anniversaire de la découverte de la structure de l'ADN, le support de l'hérédité, en 1953, par deux chercheurs anglo-saxons : Watson et Crick.

 

[3] G. Vico, 1708, utilise le vieux mot Latin pour dire le "faire" poétique : facere vient d'une racine indo-européenne qui veut dire poser, de même racine que Thémis, la justice.

[4] H. von Foerster fut le fondateur de la cybernétique de second ordre, celle des systèmes observants, considérés non triviaux, ayant des comportements propres (archive.mcxapc.org).

[5] L. Quéré, 1997 : "La situation toujours négligée ?". Il confère à la situation le statut d'organisation concrète d'actions situées, permettant la production locale d'un ordre intelligible.

[6] Conçus comme des objets, des photos instantanées, ou réduits à l'idée que le concepteur s'en fait.

[7]En concevant les objets et les phénomènes ni simples, ni prévisibles, ni comme faisant partie d'un monde idéal ou modifiable à sa guise.

[8] « Le comportement est substantivement rationnel quand il est en mesure d’atteindre les buts donnés à l’intérieur des limites imposées par les conditions et les contraintes données » ;  H.-A. Simon, les introuvables en langue Française de H.-A. Simon, site MCX-APC.

[9] Questions proposées aux participants du Grand Atelier MCX, pour suggérer les réflexions et les écrits des participants potentiels au Grand Atelier MCX, "la formation au défi de la complexité", Lille les 18 et 19 septembre 2003.

[10] On peut reconnaître là un exemple de ce que nous avons nommé avec et après H. A. Simon, une forme de rationalité substantive, qui risque de générer une sorte de déni de complexité.

[11] En référence aux travaux de H. Simon, Sciences des systèmes, sciences de l’artificiel, Reéd. 2004.