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Pierre PEYRÉ, Vincent COUTTON : La prise en charge de la dépendance des personnes âgées en France : entre modèles théoriques et invention tâtonnante de la socialité

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La prise en charge de la dépendance des personnes âgées en France : entre modèles théoriques et invention tâtonnante de la socialité

Pierre PEYRÉ, Université de Pau et des Pays de l’Adour, p.peyre@tiscali.fr

et Vincent COUTTON Université catholique de Louvain Institut de démographie, coutton@demo.ucl.ac.be

 

Les questions relatives aux personnes âgées dépendantes suscitent un vif débat politique, en France, aujourd’hui. Les derniers épisodes en date sont les conséquences dramatiques de la canicule d'août 2003 et l'adoption de la loi relative à la solidarité pour l'autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées (30 juin 2004). La canicule d'août 2003 a provoqué un surcroît de décès de 11 435 personnes dont la majeure partie sont des personnes âgées dépendantes[1]. La loi relative à la solidarité pour l'autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées institue un dispositif de veille et d'alerte, une journée de solidarité et une caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA)[2].

Après avoir été socialement et politiquement définie, la catégorie des personnes âgées dépendantes continue à susciter de nombreuses interrogations. Quel est leur nombre? Quels sont leurs besoins ? Comment peuvent-elles être prises en charge ? Quels sont leurs coûts de prise en charge ?

L'objet de la présente communication est de montrer comment et pourquoi la collectivité essaie de répondre à ces questions par le recours à différents modes de représentation de la réalité à travers lesquels se réalise l'exercice immanent et transcendant à la fois de l'invention tâtonnante de la socialité[3].  

 

A.-  Les modèles théoriques

 

Dans Graine de crapule, Fernand Deligny écrivait en 1945 : « Il y a trois fils qu’il faudrait tisser ensemble : l’individuel, le familial et le social. Mais le familial est un peu pourri, le social est plein de nœuds. Alors on tisse l’individuel seulement. Et l’on s’étonne de n’avoir fait que de l’ouvrage de dame, artificiel et fragile.» Appliqués, de façon moins "poétique", à la prise en charge de la dépendance des personnes âgées, les modèles différent selon l’approche utilisée : analytique ou systémique.

 

A.1.- Les modèles de l’approche analytique

 

Le champ d’étude est ici découpé et analysé par les différentes disciplines des sciences médicales et sociales.

Les sciences médicales appréhendent la dépendance comme une pathologie comportant des causes et des symptômes. L’étude des causes correspond à l’étiologie de la dépendance et l’étude des symptômes à la sémiologie de la dépendance. La prise en charge de la dépendance s’articule sur deux dimensions : la prévention de la dépendance et le soin de longue durée[4]. Les sciences sociales appréhendent la dépendance comme un état dans lequel une relation d’aide (ou de solidarité) s’établit entre une personne âgée en difficulté (dans l’exercice de ses ANVQ[5]) et la collectivité (entourage, pouvoirs publics…). La prise en charge de la dépendance correspond à des aides en nature et en espèces fournies par la collectivité. La plupart de ces travaux sont issus de la sociologie, des sciences économiques et des sciences politiques[6]. Les sciences médico-sociales qui sont à l’interface entre les sciences médicales et les sciences sociales appréhendent la dépendance comme un problème sanitaire que la société doit résoudre collectivement et solidairement. La prise en charge de la dépendance est perçue comme une aide nécessaire et solidaire de la collectivité. La majeure partie de ces études scientifiques émane de la démographie, de l’épidémiologie et de la santé publique[7]. La gérontologie, au carrefour de toutes les disciplines des sciences médicales et sociales, se trouve dans une situation particulière puisqu’elle regroupe dans son champ les trois catégories de modèles : les sciences médicales en gériatrie (ou gérontologie clinique), les sciences sociales en gérontologie sociale et les sciences médico-sociales en démographie du vieillissement, en épidémiologie du vieillissement[8]….

De l’ensemble de ces travaux, trois approches de la dépendance ressortent : biomédicale, médico-sociale et sociale. L’approche biomédicale est une conception de la dépendance qui se limite aux seuls besoins d’aide des personnes âgées pour les activités de la vie courante qui résulteraient d’incapacités liées à des pathologies chroniques. L’approche médico-sociale est une conception de la dépendance qui repose sur la nécessité de l’action d’un tiers (dimension sociale) pour que la personne âgée puisse réaliser des activités de la vie courante qu’elle ne peut plus réaliser par elle-même (dimension médicale). L’approche sociale repose sur le principe que la dépendance en gérontologie est une construction sociale. L’approche biomédicale se retrouve presque exclusivement chez les médecins gériatres et tend progressivement à se fondre dans l’approche médico-sociale qui est maintenant devenue l’approche dominante. L’approche sociale se présente comme un paradigme alternatif à l’approche médico-sociale.

Par ailleurs, deux approches de la notion de prise en charge de la dépendance émergent de ces travaux : les travaux didactiques relatifs à l’exercice d’une profession dans le domaine de la prise en charge de la dépendance (soins infirmiers, aide à domicile…) et (2) les travaux scientifiques sur la solidarité et les rapports entre générations dans les domaines socio-politiques de la prise en charge (politiques de la vieillesse et de la dépendance, solidarités formelle et informelle, aides intergénérationnelle et familiale…). Pour les premiers, la notion de prise en charge sert surtout à définir les méthodes d’intervention des professionnels auprès des personnes âgées dépendantes. Pour les seconds, la notion de prise en charge sert plutôt à définir l’existence de liens socio-politiques entre la personne âgée dépendante et ses aidants.

 

A.2. Les modèles de l’approche systémique

 

Selon les préceptes du paradigme de l’approche systémique, le modèle doit être pertinent, conjonctif, téléologique et non exhaustif.

Nombre de travaux en psychologie et en sociologie s’inscrivent dans ce paradigme dans lesquels deux principes dominent : 1) les dépendances sont nécessaires à la construction de l’autonomie et au tissage des relations sociales entre les individus ; 2) les personnes âgées sont dites dépendantes au moment où leurs dépendances se raréfient.

 Le premier principe a été plus particulièrement étudié par Albert Memmi[9], Edgar Morin[10] et de Norbert Elias[11] pour lesquels les dépendances sont perçues comme positives et indispensables à la fois pour les personnes et la société dans laquelle elles vivent. Sur le plan individuel, l’autonomie de la personne s’acquiert et se maintient grâce à l’émergence et à la régulation de ses dépendances. Sur le plan social, les dépendances créent des interdépendances entre les individus qui sont nécessaires à la cohésion de la société, c’est-à-dire à la formation entre les individus d’un lien social. Le deuxième principe est particulièrement important dans les travaux d’Albert Memmi et de Bernadette Veysset[12]. Durant sa vie active, enserré dans un réseau de relations, le sujet gère ses dépendances et celles-ci sont rarement problématiques. Mais quand vient le moment de la vieillesse, ces dépendances peuvent devenir critiques avec l'apparition d'un ensemble de ruptures progressives et non réversibles (retraite, départ des enfants, veuvage, maladie…) qui peut engendrer une crise et amener la personne âgée à chercher à retrouver un équilibre autonomie-dépendance par un travail de réorganisation. Mais le drame du vieillard est alimenté par un de paradoxe existentiel : le vieillard a de plus en plus besoin de l’aide d’autrui alors que c’est le moment où les autres se dérobent de plus en plus. Ainsi, selon Bernadette Veysset, "le sens commun qualifie une personne âgée dépendante quand justement sa dépendance fonctionne mal"[13].

En gérontologie appliquée, Thierry Darnaud a conçu deux modèles systémiques : l’un sur l’accueil en maison de retraite[14] et l’autre sur l’organisation des maisons de retraite[15]. Le premier vise à promouvoir une alternative à l’accueil « bienveillant » en proposant un accueil systémique. La différence entre les deux modes d’accueil réside dans le traitement de la crise familiale sous-jacente à toute demande d’institutionnalisation d’une personne âgée. L’accueil "bienveillant" élude la crise en instaurant une relation fondée sur le double lien, l’escalade symétrique, l’information non pertinente et l’absence de communication. L’accueil systémique tente de résoudre la crise en recherchant un autre équilibre dans la relation entre la personne âgée et ses aidants par l’échange, la discussion et l’usage de l’information pertinente dans un délai le plus court possible. Le second propose de changer l’organisation traditionnelle des maisons de retraite par l'organisation d'une organisation systémique. La distinction entre les deux modes d’organisation réside dans la relation entre résidant âgé et personnel ("blouse blanche"). L’organisation traditionnelle promeut une logique institutionnelle et professionnelle qui s’impose unilatéralement au résidant âgé par la hiérarchisation et la réification des relations fondées sur les contraintes et les rigidités des règles. L’organisation systémique consiste à respecter la personne âgée en réinstaurant une relation équilibrée entre les intervenants (famille et personnel) et le résidant âgé par la communication verbale et non verbale, par la parole écrite et orale, la souplesse des règles et l’acceptation du changement.

En économie appliquée, Vincent Coutton propose un modèle systémique sur la prise en charge de la dépendance des personnes âgées en France[16]. Selon ce modèle, la prise en charge est nécessaire à l’intégration et à la survie de la personne âgée dépendante. L’un ne peut s’envisager sans l’autre. Dans ce dispositif général, la personne âgée dépendante est au centre du système, à la fois demandeuse et receveuse de l’aide. Dans ce système, les caractéristiques centrales de la personne âgée dépendante sont les suivantes : 1) le niveau de dépendance, 2) le lieu de vie, 3) les ressources financières. Ces caractéristiques sont centrales dans le sens où elles interagissent à la fois sur l'état de dépendance (caractéristiques individuelles et environnementales de la personne âgée) et la prise en charge de la dépendance (aides en nature et en espèces de la collectivité).

Que peuvent apporter tous ces modèles théoriques dans la recherche de l'invention tâtonnante de la socialité ?

 

B.- L'invention tâtonnante de la socialité

 

Les modèles théoriques ont montré que la catégorie des personnes âgées était une population à risque d'exclusion sociale forte en raison de sa grande vulnérabilité aux conséquences négatives des ruptures irréversibles de la vie (retraite, départ des enfants, veuvage, maladie…). Afin de prévenir ce risque, la prise en charge de la dépendance vise à aider ces personnes à surmonter ces ruptures en préservant leurs liens affectivo-sociaux avec autrui. Comment ? En fait, la mise en place de la prise en charge résulte de la dynamique d'un jeu[17] relationnel entre la personne âgée dépendante et ses aidants sur la base d'idées, de valeurs et de rapports de force sous-jacents. Qui sont ces aidants ? La littérature distingue deux groupes de personnes ressources : 1) le support social et 2) le réseau social[18]. Le support social mesure ce que la personne âgée reçoit, ou peut potentiellement recevoir, de son entourage (son capital "support") et correspond donc à la dimension passive de ses relations sociales. La personne âgée est "supportée" par son entourage qui lui apporte un soutien classiquement "catalogué" d’affectif, émotionnel, matériel et informatif. Le réseau social est plus large et multifonctionnel que le support social ; les personnes ressources qui le composent ont des rôles plus différenciés : le compagnon ou la compagne de promenades ou de parties de bridge ne sera pas nécessairement celui ou celle qui viendra aider à faire les courses ou préparer le repas en cas d’immobilisation. En d’autres termes, le support social est la dimension passive des relations sociales de la personne âgée dépendante qui lui sert de soutien ; le réseau social est la dimension active des relations sociales de la personne âgée dépendante qui assure la sociabilité. Dans le support social, la littérature distingue aussi les aidants formels des aidants informels: deux catégories d'aides qui n'ont pas la même conception des besoins des personnes âgées dépendantes. Jean-Pierre Lavoie a par exemple montré que les professionnels mettent l’accent sur la fonctionnalité du corps et sur le soutien instrumental, les parents, quant à eux, ont une vision des besoins ancrée dans la connaissance intime du parent âgé dépendant et font une large place à la protection de l’identité même de ce parent[19]. Par ailleurs, ces deux catégories d'aidants n'ont pas les mêmes rôles.

 

B.1. Le rôle des aidants informels

 

L'aide informelle correspond à l'aide apportée par l'entourage de la personne âgée. Au moment où la personne âgée devient dépendante, deux questions se posent immédiatement à cet entourage : 1) pourquoi aider ? 2) Qui doit aider ? La réponse à la première question renvoie aux justifications de l’aide informelle et la seconde question à la désignation des aidants informels. Les réponses à ces deux questions mettent en jeu tout un ensemble de normes morales et juridiques qui justifient l’exercice de l’aide informelle et la désignation des aidants informels. Pour certains auteurs, l’obligation morale et la pression sociale seraient les principaux motifs rapportés par les aidants informels pour expliquer leur engagement[20]. Certains de ces auteurs précisent également que la norme d’obligation serait une norme de remboursement de la dette que les enfants ont contractée envers leurs parents[21] relient davantage l’obligation familiale à une obligation normative d’aider une personne qui a aidé ou qui serait disposée à le faire. En ce sens, cette obligation des membres de la famille trouverait son origine dans une norme sociale plutôt que dans une norme familiale de réciprocité. A l’opposé de ces approches normatives, d’autres auteurs soutiennent que l’attachement représente le facteur clé dans la prise en charge des parents dépendants[22]. Plusieurs travaux en France font d’ailleurs ressortir le rôle majeur de l’affection et de l’affinité dans l’entraide familiale, en général, et dans la prise en charge des parents dépendants, en particulier. Cependant, des travaux plus récents tendraient à montrer que l’aide à un parent âgé peut être motivé par l’attachement ou par l’obligation : les deux facteurs ne sont alors plus opposés mais complémentaires[23]. Plusieurs sociologues avancent l’hypothèse que la régulation normative de l’entraide familiale, fondée sur le statut et l’obligation, serait graduellement remplacée par une régulation fondée sur la proximité affective et le choix individuel[24]. Ainsi, dans les milieux traditionalistes, l’entraide serait surtout fondée sur l’obligation, alors qu’elle serait fondée sur un choix dans les autres milieux[25]. Enfin, des travaux plus récents sont allés plus loin en notant que le discours des aidants informels peut faire coexister l’attachement et l’obligation[26]. Marie-Marthe Brault (1998) montre par exemple que la prise en charge de la dépendance d’une mère par sa fille peut s’effectuer à travers trois types de relations d’aide : 1) la relation harmonieuse (surtout affective), 2) la relation difficile ou conflictuelle (surtout normative), 3) la relation mixte (combinaison à peu près égale de l’affection et de l’obligation)[27].

En fait, tout le débat entre l’affection et l’obligation renvoie au statut même de la dette (ou du retour) des enfants envers les parents. En effet, les partisans de l’approche normative parlent généralement d’une norme voulant que les enfants doivent rembourser à leurs parents la dette contractée au cours de leur enfance[28]. A l’opposé, les partisans de l’approche affective voient dans le sentiment de dette des enfants, non pas une norme, mais bien un indice de l’affection existant entre les enfants et leurs parents. Ceci renvoie au débat sur la dette dans l’échange familial : si le remboursement est obligatoire et sanctionné, il prend l’allure d’une norme ; s’il est libre, il s’inscrirait davantage dans un lien affectif. Ce point renvoie à son tour au débat sur la liberté dans le don, qui est en fait un seul et même débat[29].

 

B.2. Le rôle des aidants formels

 

L’aide formelle correspond à l’aide qui est institutionnalisée par la législation en vigueur. Les aidants formels sont donc des personnes qui n’appartiennent pas à l’entourage de la personne âgée dépendante. La plupart d’entre eux sont des professionnels rémunérés, c’est-à-dire possédant d’une part un savoir-faire reconnu par des institutions professionnelles et recevant d’autre part une rémunération en contrepartie de leur activité d’aidant. Cependant, tous les aidants formels ne sont pas nécessairement des professionnels rémunérés : certains d’entre eux peuvent être bénévoles ou non professionnels, notamment dans le cadre des associations loi 1901 et des emplois générés directement par la personne âgée dépendante[30]

L’existence de l’aide formelle résulte d’une double contrainte : 1) trouver une réponse à une situation où l’aide informelle se trouve insuffisante ou inadaptée et 2) contrôler l’exercice de l’aide formelle en la légalisant et en la professionnalisant. La première contrainte pose deux problèmes : 1) la prise en charge de la dépendance des personnes âgées sans support social, 2) l’arbitrage entre aides formelle et informelle (si le support social préexiste). La deuxième contrainte pose le problème de la légitimation politique et professionnelle de l’aide formelle.

D’un point de vue historique, venir en aide aux personnes âgées dépendantes sans support social semble avoir été la première préoccupation de la collectivité. Les établissements charitables accueillaient des vieillards nécessiteux, indigents, invalides ou incurables depuis le Haut Moyen Age. Le pouvoir royal n’intervenait dans cette prise en charge qu’avec la mise en place des hôpitaux généraux au début du XVIIe siècle et la gériatrie qu’à partir du XIXe siècle[31].  Cependant, avec le développement de la gériatrie et d’une politique de la vieillesse au cours des XIXe et XXe siècles, la prise en charge formelle de la dépendance s’est ensuite considérablement diversifiée : les services de maintien à domicile se développaient en complément des institutions d’hébergement (hospices, hôpitaux, maisons de retraite…) ; des organismes publics et entreprises privées apparaissaient dans le secteur de l’aide formelle au côté des associations privées et des organismes de bienfaisance ; le cadre légal s’agrandissait de nombreux textes juridiques (lois, décrets, conventions collectives…) et se diversifiait localement du fait de la décentralisation de la politique de la vieillesse[32].

Ainsi, la prise en charge formelle de la dépendance des personnes âgées est actuellement traversée par de nombreux enjeux. Parmi ces enjeux, trois sont devenus fondamentaux : (1) un enjeu politique qui consiste à venir en aide aux personnes âgées dépendantes, (2) un enjeu professionnel qui réside dans la légitimation de métiers dont les acteurs peuvent tirer leurs moyens d’existence, (3) un enjeu familial qui consiste à permettre aux aidants familiaux de prendre en charge leur parent âgé dépendant. Les réponses données à ces multiples enjeux conduisent au développement de l’aide formelle.

 

B3.- Face aux incertitudes du changement : la quête du sens de la vieillesse et la vieille idée neuve de la solidarité, autour desquelles on n’a pas fini de conjecturer… 

 

Dans un tel contexte où l’accroissement de l’espérance de vie intervient de façon plutôt paradoxale relativement aux conditions réelles de la vie en société, le projet individuel des personnes âgées n’est pas toujours un projet délibérément choisi, un projet qui leur tient à cœur. Par la force des choses, ce projet leur est imposé : il leur tient à corps et parfois même à cris.

Faire de cette trajectoire, où tout peut varier à chaque instant sans réel changement ni échappatoire possible, un parcours de vie le moins cahoteux possible pour le sujet et son entourage, telle est la finalité de la prise en charge de sa dépendance dans tout contexte indissociablement familial, institutionnel et civilisationnel à la fois. La démarche est ainsi complexe au gré des liens à tisser et à retisser sans cesse entre les acteurs, en vue d’optimiser la survie des systèmes bio-psychologiques et anthropo-sociaux qu’ils constituent ensemble entre autonomie et dépendance, stabilité et changement, au sein des environnements technico-économique, organisationnel et social qui les déterminent individuellement et sur lesquels ils rétroagissent collectivement.

En suivant le fil conducteur de cette dynamique relationnelle on comprend mieux en quoi et pourquoi ce travail de prise en charge est hypercomplexe en soi. Indissociablement technique et humain, il se complique des paradoxes[33] qui le constituent d’une oscillation à l’autre des circonstances de la vie, entre complication et complexité (J.-L Le Moigne).

Face à l’infinité de lectures possibles des contextes ainsi problématisés entre statique des liens (liens qui fixent) et dynamique des liens (liens qui libèrent), il ne semble pas y avoir d’autre alternative entre réflexion et action que celle d’une invention tâtonnant des possibles de la socialité où il convient de partir de la réalité des faits et d’aller à la pensée, et non l’inverse, au sens même du postulat pragmaticiste de Charles Peirce[34] : « Nous n'avons pas de conception de l'absolument inconnaissable. »

Pour nous, envisager les soins, l’accompagnement et l’aide que les individus et/ou les institutions apportent aux personnes âgées dépendantes et envisager les solidarités correlatives à cette prise en charge qui est également une prise en compte du sujet en termes d’intégration, c’est, fondamentalement, se poser la question éthique et pragmatique suivante : comment veiller à la santé de ces personnes, comment assurer leur protection et leur adaptation au monde qui les entoure, comment les aider globalement à résoudre les problèmes liés au vieillissement qui les caractérise ? Et pour quels changements ? Pour quelle « identité humaine », si l’on reprend ici la pensée d’E. Morin cherchant à concevoir une humanité enrichie de toutes ses contradictions[35] ?

Vaste problème qui, face aux incertitudes du changement, pose la question du “comment” du travail de prise en charge autant que celle de ses buts et de ses résultats. Et suprême complication, la réponse à ces questions reste elle-même subordonnée à l’interrogation sur le sens de la vieillesse, de sa nature, de ses potentialités. Bref, de tout ce qui le détermine en profondeur…

Le grand intérêt théorique de ce questionnement et des pratiques plus ou moins hésitantes et récurrentes qui en résultent est qu’il fait émerger dans le concret, le réel problème de l’articulation entre une solidarité intergénérationnelle et une transmission transgénérationnelle qui sont les deux composantes du lien social, aujourd’hui mis à mal.

CONCLUSION

 

La conjonction dynamique des rôles sociaux enchevêtrés de la personne âgée dépendante, des aidants informels et des aidants formels, renvoie fondamentalement à la question écosystémique (batesonnienne) de la dialectique constructiviste du lien social entre individualisme, communautarisme et universalisme.

Au-delà de tous les réductionnismes, extrémismes et paradoxes possibles, lutter contre l’isolement des personnes âgées en général, et ne pas exclure les plus dépendantes d’entre elles en particulier, c’est tout simplement inventer et réinventer au quotidien les conditions de solidarité propres au fonctionnement et à l’organicité[36] de la société.

Une invention tâtonnante, quasi sisyphienne, de la reliance en somme, « cette étonnante pulsion qui pousse à se rechercher, à s’assembler, à se rendre à l’autre[37] », face au risque de la déliance[38], cette pathologie de la rupture des liens menaçant la société et susceptible de la faire évoluer vers l’anomie  et l’entropie[39].

NOTES ET RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES



[1] Selon l'estimation de l'INVS sur les deux premières semaines du mois d'août 2003 (Cf. INVS, 2003).

[2] Loi n°2004-626 du 30 juin 2004 relative à la solidarité pour l'autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées, Journal Officiel, n°136 (151), 11.944-11.952.

[3] La socialité est le creuset de la solidarité qui est le liant de la cohésion sociale en termes d’organicité de la société. La socialité s’exprime dans les coutumes, les échanges. Elle développe le lien avec la communauté et participe à la sacralisation des rapports sociaux en étant porteuse d’une éthique. Elle procède de la proxémie, i.e. de cette relation à l’espace où se joue, dans l’ici et maintenant, la participation structurée et structurant des rapports sociaux fondés sur la pulsion d’être ensemble.

[4] Cf. Pasturel J.-F., 1999; Manoukian A., 2001; Ploton L., 2003.

[5] ANVQ : Actes Nécessaires de la Vie Quotidienne.

[6] Cf. Joël M.-E., 2000; Cedelle J.-M., d’Avino I., Formenti D., 2002; Ennuyer B., 2002; Le Bras F. 2002; Arbuz G., Billon R., Gonthier R., Feldman E., 2003; Martin C., 2003; Borgetto M., Lafore R., 2004.

[7] Cf. Sermet C., Grandjean E., 1998; Henrard JC, Firbank O., Clément S., Frossard M., Lavoie JP, Vézina A., 2001; Henrard J.-C., Ankri J., 2003. 

[8] Cf. Pitaud P., 1999; Albarède J.-L., 2002; Trivalle C., 2002; Billé M., 2004.   

[9] Cf. Memmi A., 1993, 1997.

[10] Cf. Morin E., 1977, 1980, 1996.

[11] Cf. Elias N., 1991.

[12] Cf. Veysset B., Deremble J.-P., 1989; Memmi A., 1993, 1997.

[13] Cf. Veysset B., Deremble J.-P., 1989.

[14] Cf. Darnaud T., 1999. 

[15] Cf. Darnaud T., 2004.

[16] Cf. Coutton V., 2004.

[17] Au sens de la cybernétique.

[18] Cf. Grand A., Pous J., Barthe J.F, Bocquet H., Albarède J.L, 1989; Lesemann F., Martin C., 1993; Attias-Donfut C., Rozenkier A., 1997.

[19] Cf. Lavoie J.-P., 2000.

[20] Cf. Walker A., 1991; Martin C. 1995; 1996.

[21] Cf. Horwitz A.V., Reinhard S.C., Howell-White S., 1996; Paquet M., 1996.

[22] Cf. Crawford L.M., Bond J.B., Balshaw R.F., 1994; Crispi E.L., Schiaffano K., Berman W.H., 1997.

[23] Cf. Guberman N., Maheu P., Maillé C., 1992; Cicirelli V.G., 1993; Opie A., 1994.

[24] Cf. Attias-Donfut C., 1995.

[25] Cf. Martin C., 1995, 1996.

[26] Cf. Brault M.-M.T., 1998; Clément S., Lavoie J.-P., 2001; Lavoie J.-P., 2000; Bercot R., 2003. 

[27] Cf. Brault M.-M.T., 1998.

[28] Cf. Paquet M., 1996; Yamamoto N., Wallhagen M.I., 1997.

[29] Cf. Brault M.-M.T., 1998.

[30] Ce sont les salariés que les personnes âgées dépendantes (ou leur entourage) recrutent sans passer par l’intermédiaire d’un organisme. 

[31] Cf. Arbuz G., Billon R., Gonthier R., Feldman E., 2003; Martin C., 2003; Borgetto M., Lafore R., 2004.

[32] Cf. Arbuz G., Billon R., Gonthier R., Feldman E., 2003; Martin C., 2003; Borgetto M., Lafore R., 2004.

[33] Cf. P. Peyré, F de la Fournière : « Entre déliance et reliance au sein de la famille: la complexité du travail d’accompagnement des parents âgés dépendants psychiques face au paradoxe du changement », Revue NPG (Neurologie-Psychiatrie-Gériatrie), n° 22, Juillet 2004, pp. 44-48.

[34] On reconnaîtra là le principe de l'abduction (créatif au niveau des hypothèses de recherche) qui constitue la pièce maîtresse du système peircéen : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l'objet ».

[35] Cf. Morin E., 2001.

[36] Au sens de Durkheim mais  de M. Maffesoli, aussi, qui part de l’étymologie religare : relier, associe religiosité à reliance pour décrire « la liaison organique dans laquelle interagissent la nature, la société, les groupes et la masse » (Cf. Klincseck, 1998).

[37] Maffesoli M., 1992.

[38] Selon M. Bolle de Bal, 1985 : la déliance se caractérise par « la rupture des liens qui [rattachent] la personne à l’ensemble du système ou des systèmes dont elle fait partie.»