TR II ‘Les fonctions de l’esprit : sur l’expérience de la création’

Tatsuya TAGAMI : Léonard et après : l'enjeu de la modélisation scientifique chez Paul Valéry

31 mai 2005

LEONARD ET APRES :

L'ENJEU DE LA MODELISATION SCIENTIFIQUE CHEZ PAUL VALERY

TATSUYA TAGAMI

tagamita@fbc.keio.ac.jp

 Université Keio, professeur adjoint

Résumé

Dans ses Cahiers,Valéry n'a cessé d'appliquer des formules physico-mathématiques à l'analyse du champ mental. Le principe de ce qu'il appelle son Système se ramènerait à la configuration des faits psychiques sur plusieurs modèles scientifiques. Mais cela ne veut pas dire que ces modèles soient conçus comme entités réelles ou aient une vérité en soi. Dans notre intervention, nous essaierons d'éclairer le statut de ces modèles en le mettant en rapport avec le conventionnalisme de Poincaré. Nous examinerons en outre comment Valéry a élaboré sa théorie de la connaissance sur les modèles de Riemann, de Faraday-Maxwell, de Mach ou d'Einstein, et l'a projetée sur la création littéraire depuis l'Introduction à la méthode de Léonard de Vinci.

Léonard et après :

l'usage des modèles scientifiques chez Paul Valéry

Tatsuya Tagami

Les images et l’analogie

Essayant d’établir une méthode ordonnée de recherches psychiques, affranchie des vieux concepts philosophiques, Paul Valéry envisageait un Système comme représentation des mécanismes entiers de la fonction humaine à travers divers états ou phases.  Il n’est pas douteux que cette tentative reflète le climat positiviste de l’époque, et les vicissitudes de la nouvelle tendance en psychologie.  En se gardant soigneusement de la contamination métaphysique, Valéry n’est pas, pour autant, tombé dans la psychologie physiologique, qui tient à éliminer toute subjectivité.  La méthode valéryenne demeure d’un bout à l’autre sur le plan d’une observation interne, toute indifférente au problème de la mesure expérimentale. 

Dès le début de ses recherches dans les Cahiers, Valéry a affirmé que la psychologie devait se soucier, non pas de rattacher un phénomène psychologique observable à telle ou telle faculté hypothétique, mais de noter des rapports réguliers entre les phénomènes mentaux; L’observation intérieure n’atteint pas des facultés,  mais la succession des images.  Or de prime abord, le problème des images a été empreint d’un sens cruciale et conflictuel lors de la “crise” de 1892, qui n’ était rien d’autre qu’une occasion de faire face au pouvoir tyrannique des images obsessionnelles déferlant malgré toute tentative de maîtrise.  L’image devient alors à la fois l’ennemi et la force : En 18.. d’un côté les images que je dominais, de l’autre qui me dominaient.  J’ai voulu mettre l’ordre [i]. Entamée ainsi en 1892 à la suite d’une révolte intellectuelle, la méditation solitaire est menée autour des images mentales. Valéry écrira beaucoup plus tard : une connaissance des images qui serait essentielle à la connaissance de la connaissance et de l’homo.  Mais... J’ai observé ceci dès 92 (C, XVII, 388)[ii].

L’analyse valéryenne des images s’accompagne de la théorisation de leurs relations spatiales et de la mise en pratique de plusieurs opérations imaginatives.  Depuis les années 1890, Valéry ne cesse de tester, dans ses Cahiers, le pouvoir imaginatif à travers diverses sortes d’exercices : réduction, extension, précision, combinaison, superposition, coloration... Dans le même cadre, Valéry développe plusieurs transformations imaginatives dans l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, texte écrit sur la possibilité imaginative.  Poursuivant le pouvoir dynamique du regard qui repose sur continuité et symétrie, le Léonard jouit d’une richesse combinatoire, fondée sur la logique imaginative (Œ I, 1194)[iii]

 Dans le texte, le principe de ces procédés imaginatifs se nomme l’analogie : L’analogie n’est précisément que la faculté spirituelle de varier les images, de les combiner, de faire coexister la partie de l’une avec la partie de l’autre et d’apercevoir, volontairement ou non, la liaison de leurs structures (Œ I, 1159). L’analogie chez Valéry se lie ici à l’ambition tenace de l’esprit : énumérer, augmenter le nombre de relations connues, et enfin tout épuiser, et cela avec élégance et rapidité : le degré de cette faculté (l’analogie) dépend du nombre (combinatoire) de relations dans le cerveau [...] et entraîne des questions de vitesse, de mouvement.. et de tout  (Œ II, 1436).

             L’usage de l’analogie chez Valéry relève donc de la question de l’imaginabilité, l’un des premiers chapitres de la théorie vraie des Connaissances (C, XXVI, 251). En multipliant des réseaux d’images, l’esprit essaie de mettre en vue des structures qui sont hors de la portée de notre perception : La plus belle imagination est celle qui rend visible (par analogie ou par passage du point à la ligne – à la surface - c. à . par construction et conservation) des relations dont l’objet est virtuel ou situé hors des possibilités visuelles ou sensibles [iv].  L’imagination par analogie a, selon Valéry, cette fonction combinatoire de mettre en rapport des objets distincts et d’augmenter les degrés de dépendance mutuelle entre ces objets.

           Lors de l’Introduction, un des plus grands maîtres pour Valéry de cette méthode analogique était Dear Faraday  (C, XXIV, 434).  Dans un de ses premiers Cahiers, Valéry écrit : Appareils intellectuels prodigieux de ce siècle. / Les lignes de force de Faraday (C. int., II, 98)[v].  Le faradisme psychologique réside dans la transposition de l’image physique dans le champ mental (ibid.), et, réciproquement, de l’image mentale dans le terrain physique.  L’identité radicale entre le psychisme et les lois de nature se réalise par l’usage de l’magination, par ce triomphe de l’image mentale  (ibid.) appliquée à la fois à ces deux domaines : Faradisme en psychologie.  Cela serait remonter des dispositions faites par l’esprit. Faire toutes hypothèses là-dessus - imaginer.  Certainement quelques images spéciales seraient précieuses. Règles : Tout mécanisme concevable et placé dans la nature est aussi une propriété de l’esprit (C. int., III, 254).

 

L’usage des modèles

           Si le problème d’analogie occupe une place capitale dans les réflexions valéryennes, c’est qu’il est attaché à un des enjeux du Système : la configuration des faits psychiques sur le modèle physique ou mécanique.  Persuadé que la connaissance de soi doit être complétée par la possession de modèles – emprunts extérieurs (C, XXI,743), Valéry tente de relier la représentation du psychisme humain aux modèles physico-mathématiques.  Depuis l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, conçue sous le signe de l’ électromagnétisme de Faraday et de Maxwell, Valéry s’applique à adapter des terminologies scientifiques dans son Système : la géométrie de Riemann, l’hydraulique de Lord Kelvin, la thermodynamique de Gibbs....  Il faut noter que ces emprunts à différents systèmes de notations étaient proviennent de l’ambition de jeter un pont direct, par l’intuition, entre le psychisme et la matière : Nous ne pouvons considérer les faits internes que par analogies (C, IX, 99).  Ainsi Valéry voit, par exemple dans la notion riemannienne de variété à n dimensions, plutôt un modèle intuitif de l’espace mental, qu’une conception purement mathématique.

Mais ce qui ne veut pas dire que ces modèles soient entités réelles ou aient une vérité en soi.  A cet égard, il ne serait pas sans fondement de comparer la position valéryenne avec le conventionnalisme, illustré par H. Poincaré, et qui a suscité, au début du XXe siècle, des débats considérables.  Cette attitude vis à vis de la science se résume par la notion de commodité : une théorie physique n’est pas affirmée par sa vérité, mais seulement par sa commodité.  Selon Poincaré, Le fait scientifique n’est que le fait brut traduit dans un langage commode[vi].  Toute justification des hypothèses scientifiques dépend alors de la vérification ultérieure des conséquences, et nullement d’aucune évidence intrinsèque.

             Valéry lui aussi souligne dans le oire sur l’attention que la science commence par adopter un système quelconque de notations parmi d’autres, et veut remonter à ce degré zéro de la connaissance : Le premier mouvement de la Science [...] / Refaire séparativement ce qui a été fait confusément. / Il faut revenir à   l’informulé- / c. à d. au point d’où n notations sont possibles - / Il faut choisir - arbitraire  [vii]; ou encore : on applique au monde des phénomènes quelque système de symboles au moyen desquels on regarde et on agit sans jamais perdre de vue les pouvoirs et les instruments élémentaires qui se retrouvent en toute circonstance et en toute chose [...]. Toute image devient alors une forme, c’est-à-dire une dépendance momentanée d’éléments qui nous appartiennent d’avance [...].  <il n’y a pas de science si l’on n’a pas institué [...] dans une opération indépendante, les règles arbitraires de la science. C’est dans l’arbitraire que la science se prépare à faire des lois – c’est par l’arbitraire qu’elle est possible>  (C. int., VI, 239)

Un système quelconque de notations est choisi d’une façon arbitraire, par le seul critère de la commodité.  Chaque système ou modèle n’a pas d’ évidence a priori; sa légitimité est constatée après son application aux données : Il y a x manières de représenter - je m’arrête à celle la plus souple - qui sera donc la plus rigoureuse [viii]. Absence d’évidence, caractère provisoire, ce sont des traits des objets scientifiques représentés par des modèles ou structures. Valéry dira plus tard à propos de la science : Elle est l’ensemble des recettes qui réussissent toujours; FAITES CECI ET CELA ADVIENDRA [ix], et il manifeste sa position conventionnaliste dans son entreprise de la représentation des fonctions humaines : Il s’agit de représenter l’humain à l’humain - de façon conforme ; en ajoutant : l’homme à l’homme de la manière la plus conforme et la plus commode  [x].

              Et pourtant, ces images théoriques construites pour rendre compte des phénomènes mentaux, ne sont pas seulement commodes, mais doivent être plus ou moins vraies, proches de la structure profonde de l’esprit.  Dénonçant la métaphysique qui est faite de remarques et observations mal notées (C. int, VII, 250), Valéry veut englober, dans un nombre fini de fonctions, l’ensemble indéfini et hétérogène des observations.  Chaque fonction obtenue et rendue instrumentale, c’est- à-dire changée en acte, devient un fond de connaissances qu’on pourrait réutiliser; la voilà la recherche du Savoir lié au Pouvoir : La science, au sens moderne du mot, consiste à faire dépendre le savoir du pouvoir; et va jusqu’ à subordonner l’intelligible au vérifiable (Œ I, 1253).

             L’orientation de base de la Psychologie valéryenne consiste alors à réduire systématiquement le nombre des faits différents et à parvenir à une série d’éléments clairement définis : Il est sans doute que la psychologie serait assurée d’exister si son objet pouvait être divisé en éléments nettement distincts... (C. int., VII, 64).  La Psychologie formelle valéryenne tend ainsi à trouver le cadre où les phénomènes pourront être classés, à formuler des unités et des lois de représentation, toujours en partant de l’expérience, et en maintenant les correspondances référentielles entre les données et les notations.  A l’exemple de ces principes scientifiques, Valéry tâche de constituer sa Psychologie comme un ensemble des définitions qui refléterait le vif de la pensée, et qui représenterait notamment la totalité des opérations de l’esprit.

 

Le statut du Système

              La lecture des Cahiers montre à chaque instant le désir d’édifier une architecture au moyen des fonctions qui se relient et se réfèrent : un système – c’est- à-dire un ordre fermé un édifice complet en soi (C, IX, 258).  Voulant mettre en forme et épuiser tous les fonctionnements de l’être humain ( Système - / Chercher une forme pour l’ensemble de la connaissance (C, VII, 890)), Valéry succède au rêve mallarméen d’achever une œuvre parfaite et autonome, et tend vers la construction de la Tête complète, système absolument fermé et saturé des éléments formels. Certes Valéry veut que sa psychologie soit tentée de n façons (C. int, VII, 337) ; mais il présuppose que ce nombre de points de vue est limité et tente d’organiser son Système sur cette base : si n ne peut être infini, le problème a un sens (C, VII, 625). Il semble bien que Valéry ait envisagé la convergence d’un certain nombre de méthodes grâce aux points de vue progressivement intégrés.

             Mais Valéry reconnaissait d’ailleurs qu’à ce système manquait l’ordre rigide. Même si l’ écriture des Cahiers était promue par le rêve d’un système parfaitement clos sur lui-même, et la volonté de réduire l’hétérogène à l’homogène, Valéry gardait, par ailleurs, une intention constante de laisser son Système relativement ouvert, sous une forme presque divergente.  Son esprit veut se libérer de tout résultat définitif et figé et Valéry semble même parfois adopter des modèles de différents ordres scientifiques par leur pouvoir d’excitation intellectuelle, plutôt que par leur légitimité positive.  Conçue à titre de questionnaire, de moyen de former des problèmes (C, XXIV, 724), la modélisation scientifique chez lui se réalise toujours dans une phase progressive, provisoire, en fonction des développements épistémologiques, sur lesquels il ne cesse de porter une attention si aiguë.  Collection d’énoncés ou suite d’exercices, cette fabrication de modèles multiples semble un pis aller de la résignation ou une intention particulière de préserver la diversité des éléments.  Par surcroît, on voit que même pour chaque sujet de réflexions (espace, temps...), les Cahiers sont remplis d’analyses apparemment contradictoires et incohérentes, qui ne saurait jamais s’expliquer par un simple développement linéaire.  Affirmant : mon Système est absence de système (C, XVI, 45), Valéry essaie de renouveler sans cesse le modèle de l’esprit, ou de disposer à la fois de plusieurs modèles.  Le Système auquel Valéry aspire est donc doué d’un caractère paradoxal : variable et totalisant.  Dans un fragment célèbre, il écrit :

Mon Système ? – C’est Moi - Mais moi en tant qu’un moi est convergence, et variations

    Sans quoi, ce système ne serait qu’un système entre autres que je pourrais faire - Mais cette diversité est précisément Moi - Je suis cette diversité possible - [...] (C, XXVII, 815).

En effet, il y a dans le Système valéryen une tendance vers la liberté vers la mouvance perpétuelle qui échappe à l’unification définitive[xi].  Serait-il alors une tentative vaine d’imposer une structure de cheminement à un ensemble des fragments dont la multiplicité de sujet et l’approche constitue la propriété même de l’écriture?  Mais même s’il est vrai que toute lecture est finalement partiale, il est indéniable que les fragments des Cahiers s’organisent à partir et autour de certains centres thématiques, de certains ressorts de production textuelle, d’une nécessité enfin de l’ascèse solitaire.  Pour Valéry, la construction de son Système était un parcours sinon tout linéaire, du moins bien orienté.  Nous soulignons le principe le plus fondamental des exercices valéryens, qui organise les textes apparemment dispersés : c’est la conscience même de l’expérience-quête, la projection du Moi sur tous les phénomènes mentaux et surtout l’inspiration des pouvoirs intuitifs et opératoires.  On voit en effet que la visée du Système ne se limite pas à représenter l’univers mental tel quel. Il y a dans les activité intellectuelles de Valéry, l’intention plutôt ontologique que purement scientifique, de surmonter les contraintes contingentes et de saisir des pouvoirs totaux qu’il sent latents en lui. Retournant sans cesse au leitmotiv de Gladiator, dressage incessant de soi, Valéry entreprend une autoconstruction imaginative à travers différents exercices : Mesurer mes pouvoirs dans le silence et me borner à cet exercice secret (C, XII, 392). Ainsi le Système valéryen  tend  non  à aboutir  à l’image  transparente  du  réel,  mais  plutôt à construire un système de moi (C, XVIII, 55) et à faire [s]on esprit (C. int., V, 342).  On pourrait alors comprendre que chaque modèle scientifique est adopté par Valéry non seulement comme une convention applicable à la réalité et vérifiable par celle-ci, mais encore comme une épreuve de l’intellect, voulant collectionner et épuiser les formes possibles de la connaissance.



[i] Feuilles volantes dactylographiées, Rubrique Imagination, BNF ms, II, f°221.

[ii] Cahiers, fac-similé intégral, I à XXIX, C.N.R.S. 1957-1961, tome XVII, p. 388.

[iii] Œuvres, Gallimard (Coll. Bibliothèque de la Pléiade), I, II, 1957 et 1960, tome I, p. 1194.

[iv] Feuilles volantes dactylographiées, Rubrique Imagination, BNF ms, II, f°12.

[v] Cahiers, édition intégrale établie, présentée et annotée par Nicole-Celeyrette-Pietri et J. Robinson-Valéry, Gallimard, I-IX, 1987, tome. II, p. 98.

[vi] Henri Poincaré, La science est-elle artificielle ? in La valeur de la science, Flammarion, 1970.

[vii] Mémoire sur l’attention, BNF ms. f°150.

[viii] Ibid. f° 146.

[ix] Vues, La Table Ronde, 1948, p.56.

[x] Ibid. f° 145.

[xi] Comme remarque N. Bastet : il ne faut pas oublier surtout que toute l’idée du Système reste secrètement orientée par une visée qui n’est pas précisément volonté de connaissance au sens scientifique du terme, mais par une sorte d’intense besoin d’ échapper à la réalité en même temps que par la projection, la fascination d’un immense mythe : la toute-puissance de l’esprit (Paul Valéry 3 approche du Système , Lettres modernes, Minard, 1979, pp.194-195.