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« EDGAR MORIN, PLANS RAPPROCHES »
Revue du CESTAH-EHESS-CNRS par COMMUNICATIONS N° 82 Edition du Seuil, 2008, ISBN 9782 02 091 1765 0, 189 pages |
Pour nous introduire à la lecture de ce dossier passionnant, entrelaçant douze ‘plans rapprochés’ réalisés ou plutôt rédigés par douze ‘cinéastes – lecteurs’ de l’œuvre d’Edgar Morin, nous avons demandé à Nicole Lapierre (qui a animé et coordonné l’édition de ce beau numéro 82 de la Revue Communications), l’autorisation de reprendre ci-dessous son riche texte d’ouverture rapprochant ou plutôt reliant ces multiples plans rapprochés.
Nous la remercions très sincèrement, ainsi que les Editions du Seuil, éditeur de la Revue, de leur obligeant accord nous autorisant à reproduire ici son invitation à l’exploration quasi holographique de l’œuvre implexe d’Edgar Morin, ‘Humaniste Planétaire’ en la guidant par deux judicieux ‘fils rouge.
Introduction que l’éditeur nous autorise aussi à accompagner du sommaire détaillant dces douze ‘plans rapprochés’’
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Communications N° 82 “ Edgar Morin, plans rapprochés ”
Sommaire
Nicole LAPIERRE : « Plans rapprochés » - Ouverture
Bernard PAILLARD : La sociologie du présent
André BURGUIERE : Le long voyage de « L’Homme et la Mort »
Edwy PLENEL : Face au Sphinx
Claudine HAROCHE et Georges VIGARELLO : « L’Esprit du temps »
Nicole LAPIERRE : La part juive
Raymond BELLOUR : Un météore
Alain FAREL : Le métier à tisser de l’architecte contemporain
Jean-Louis JEANNELLE : Essais de Mémoires
Alfredo PENA-VEGA : Une tête bien faite, pour changer un monde incertain
Pascal ROGGERO : Pour une sociologie d’après « La Méthode »
Claude FISCHLER : La sapience et la démence
Gil DELANNOI : Edgar Morin La gauche, du XXe au XXIe siècle
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Edgar Morin : plans rapprochés
Introduction du Numéro
Par Nicole LAPIERRE
Dans cette revue, Edgar Morin est chez lui. Nous avons voulu lui rendre hommage à son insu en un complot d’amitié assumant implication et complicité. Lui être fidèle, c’est évidemment préférer l’étude d’une pensée vive à l’éloge convenu et un questionnement très actuel à l’embaumement dévotionnel.
« Chaque plan, en même temps qu’il détermine le champ de l’attention, oriente un champ de significations i » notait-il en passionné de cinéma, dans le livre qu’il a consacré en 1956 à cet art de la totalité où, pour le bonheur du spectateur, magie et raison sont mêlées. Ces articles en forme de plans rapprochés le prennent au mot : chacun d’eux cadre un aspect de ses recherches, de sa personnalité et de ses curiosités, sans prétendre en épuiser la diversité. De leur ensemble se dégage, comme dans un montage cinématographique, les lignes de force qui ont orienté son parcours intellectuel.
Les auteurs, pour la plupart, sont des familiers de l’homme et de sa pensée, certains ont travaillé avec lui, d’autres l’ont côtoyé ou l’ont édité et de ces expériences sont nées des sympathies et de durables amitiés. Dans ce sens-là également, il s’agit de plans rapprochés, de vues prises à cette distance volontairement ajustée entre une évidente proximité et l’éloignement nécessaire à la réflexion, une familiarité assumée et l’écart de l’analyse. Des points de vue d’aujourd’hui aussi, qui revisitent des travaux anciens comme de plus récents, en recherchant dans chacun l’à propos et l’à présent.
Dans bien des domaines, en effet, Edgar Morin a été pionnier, mais on le sait, l’injuste sort des pionniers veut que l’on oublie leur antériorité quand leurs idées ont été confirmées et se sont égayées. Une part de lui, sans doute, aurait aimé faire école, se sentir compris en étant repris, répété à l’envi, tout en sachant au fond que seules les pensées scholastiques fabriquent de dévots disciples. Il s’est toujours senti un peu marginal : pas assez sociologue pour les uns, pas vraiment philosophe pour d’autres, trop inclassable en somme, déplacé, indiscipliné et transdisciplinaire. La non conformité est un atout et un handicap, Georg Simmel déjà s’en plaignait : « Tantôt je suis trop spécialiste, tantôt trop polyvalent, ici je ne suis “au fond qu’un sociologue”, et là je ne suis “que d’une subtilité talmudique”, en général je ne suis que “critique et négateur”, etc. J’ai cessé de me battre contre ces inepties ii. » Largement lu et connu, Edgar Morin longtemps n’a pas vraiment été reconnu, du moins en France, où cependant les choses évoluent. Ailleurs en revanche, en Europe du sud, notamment dans ses « matries » que sont l’Espagne ou l’Italie, en Amérique latine, mais également en Chine depuis les années 1990, dans le contexte d’après la révolution culturelle, où des passeurs passionnés, les professeurs Ma Shengli et Chen Yizhuang, ont traduit, publié et commenté ses livres en Chinois, il jouit d’un réel prestige intellectuel. La réception de ses écrits, dans ces divers contextes et cultures, qui pourrait faire à elle seule l’objet d’un volume de contributions, excède les limites de cette livraison.
Nous en resteront, c’est déjà ample, à la diversité de ces travaux à travers lesquels courent deux fils rouges, deux lignes continues, qui sont aussi deux traits de caractère. D’une part, une vaste curiosité que ne vient pas borner l’ordre des disciplines et une juvénile attirance pour les questions premières - concernant l’énigme de la vie, de la création et des capacités rationnelles autant qu’imaginaires de l’esprit – attirance restée comme inentamée depuis ses années d’adolescence. D’autre part, une tendance spontanée au décentrement, au va-et-vient entre implication et extériorité, un art ou une pratique du dedans/dehors et une forme de double conscience qui favorisent pensée critique et posture autocritique.
Lui-même reconnaît avoir gardé les étonnements et les questionnements de sa jeunesse : « Je n’ai pas fait le deuil de mes interrogations et aspirations d’adolescence, je n’ai été que superficiellement et insuffisamment adulteiii. » Enclin à l’introspection, il fait le lien entre cet aspect de sa personnalité et l’impossible deuil d’une mère décédée quand il avait neuf ans. Il invoque également, en arrière fond de sa « curiosité omnivore » et de son refus des pensées closes, le caractère bénéfique d’une imprégnation culturelle faible et d’une identité familiale plurielle. Secrets et souffrances d’enfance, jeunesse bousculée par l’histoire et l’engagement dans la Résistance à vingt ans, expérience de minoritaire et absence d’enracinement, tout cela a sans doute, en effet, influé sur sa pensée, renforçant cette permanente oscillation entre le présent mouvant de la société et l’anthropologie fondamentale, l’actualité politique et la pensée de la complexité.
Les tendances au longs cours ou les reproductions obstinées l’intéressent moins que les mutations sociales, les courants souterrains porteurs de changement, les phénomènes émergeants, objets privilégiés de cette sociologie du présent inaugurée à Plozévet et dont Bernard Paillard restitue l’esprit et l’histoire. Une sociologie alors atypique et d’ailleurs contestée, caractérisée par une forme d’enquête in vivo proche de la démarche ethnologique comme de la sociologie de l’école de Chicago, presque inconnue en France à l’époque et aujourd’hui célébrée. Ces mouvements de la société dessinent un nouvel « esprit du temps », par exemple à travers le développement, au tout début des années 1960, d’une culture de masse hédoniste dans laquelle Edgar Morin, qui n’avait pas à son encontre le mépris des lettrés, a su déceler, selon Claudine Haroche et Georges Vigarello, les linéaments de l’individualisme contemporain et l’apparition de « l’individu hypermoderne ». Ils surgissent également dans la brèche de l’événement, cet « événement sphinx », dérangeant, énigmatique, révélateur que Morin, journaliste à sa manière, comme le montre Edwy Plenel, déchiffre en confrontant le cheminement de sa pensée aux surprises de l’actualité.
A l’opposé de l’événement, du moins apparemment, car en vérité celui-ci mobilise et actualise aussi des représentations et des fantasmagories archaïques, Edgar Morin s’est tourné vers une anthropologie fondamentale pour déceler la dimension constitutive, intrigante et fascinante, de l’imaginaire dans la réalité humaine. Étudiant ainsi les rapports de l’homme à la mort à travers époques et sociétés, il relie les croyances universelles en la survie à l’expérience archaïque du double et à l’idée de métamorphose. André Burguière, en relisant L’homme et la mort rétablit l’importance fondatrice de ce livre dont l’ampleur historique et anthropologique a devancé et souvent influencé bien des travaux ultérieurs.
Le cinéma tient aussi sa « magie » de cette source-là. Les films, en effet, ressuscitent cet univers archaïque du double et offrent, en même temps, une expérience singulière de dédoublement, car tout en étant intensément envoûté, happé, par ce qui se passe à l’écran nous ne perdons pas notre place de spectateur. Ainsi, « nous vivons le cinéma dans un état de double conscience » note Morin, dans le cinéma ou l’homme imaginaire iv. Un ouvrage dans lequel Raymond Bellour retrouve, formulée bien avant que ne se développent les analyses sémiologiques et psychologiques du 7ème art, « l’idée phare » des « projections-identifications polymorphes ».
Saisir l’homme comme un être bio-anthropo-social, doué de raison certes, mais aussi d’un imaginaire producteur de mythes, de fantasmes, de création artistique, de pensée magique, d’erreur et de folie, homo sapiens oui, mais également et en même temps homo demens, telle était l’ambition, Claude Fischler le rappelle, du colloque organisé par Edgar Morin et Massimo Piatelli-Palmarini à l’abbaye de Royaumont en 1972. Sur le thème de L’unité de l’homme, il réunissait une quarantaine de chercheurs de divers pays et disciplines. Il y était question du pont entre le primate et l’homme, du développement de l’humanité, de l’articulation de l’inné et de l’acquis, du cerveau humain et de ses extraordinaires capacités (dont celle de s’auto-étudier), du rêve, des apprentissages, du langage et, couronnant le tout, du projet d’une anthropologie fondamentale, apte à saisir l’humanité dans sa complexité. Dans sa conférence, intitulée « Le paradigme perdu : la nature humaine » (ébauche du livre portant le même titre), Edgar Morin en dessinait les enjeux et les attentes. Il s’agissait d’en finir avec la conception d’un monde fait de trois strates superposées, hiérarchisées et qui ne communiquaient pas entre elles : l’univers physico-chimique, la sphère de la vie et de la nature et celle de l’homme et des cultures. Depuis, le développement des sciences cognitives, les avancées de la paléoanthropologie ou la théorie de la coévolution cerveau/culture par exemple[v], sont venues confirmer des intuitions présentes déjà dans Le paradigme perdu, qui était lui-même le prélude à La Méthode.
Œuvre maîtresse, somme si l’on veut, à condition de ne pas y voir un cumul ou une vaste synthèse, car l’incertitude est en son principe, La Méthode, la pensée qu’elle déploie et les nouveaux principes qu’elle propose (dialogique, récursif et hologrammatique), ont été amplement explicités et commentés dans des ouvrages introductifs, des livres collectifs et des entretiens. Deux auteurs s’attachent ici à montrer en quoi, loin d’être une épistémologie abstraite, elle leur offre d’utiles outils de travail. Récusant une sorte de « coupure épistémologique » entre le Morin de la sociologie du présent et celui de la pensée de la complexité, Pascal Roggero défend la fécondité d’une sociologie d’après La Méthode, apte notamment à reconfigurer l’analyse des réseaux et celle des « systèmes complexes ». Et par un cheminement inattendu, Alain Farel explique combien l’architecte qu’il est trouve là des étais pour construire sa pratique. Quant à Alfredo Pena Vega, il précise combien la révision de nos façons de raisonner, liant sciences et humanités, connaissance et réflexivité, ne vise pas seulement le devenir du savoir et ne concerne pas que les savants. Car réformer la pensée et, dans le même mouvement, réformer l’éducation, c’est se donner les moyens d’enseigner la condition humaine, ses risques, ses richesses, ses aléas et, par-là même, de former des citoyens du monde.
De la conscience politique à la conscience écologique et planétaire, du sentiment minoritaire au goût de l’universel, l’engagement d’Edgar Morin dans les affaires du monde et la vie de la cité n’a jamais cessé. Dans ce parcours toutefois, la rupture avec le stalinisme marque une césure et une inaugure une réflexion de fond sur l’aveuglement par conviction. Jean-Louis Jeannelle étudie Autocritique comme un « récit fondateur », précurseur d’un genre qui allait se développer par la suite : « le récit de désaveu » dans lequel le narrateur analyse rétrospectivement une ancienne passion politique, en livrant la représentation la plus distanciée possible de son itinéraire d’intellectuel engagé. Ce récit se prolonge ici dans un dialogue avec Gil Delannoi, où le dessein d’une politique de civilisation vient buter sur la crise de la gauche. C’est également dans la plus grande distance et le refus résolu de toute forme de particularisme, qu’Edgar Morin revient, à plusieurs reprises dans ses livres, sur cette part juive de son identité, dont j’ai essayé de montrer qu’elle est, avant tout, questionnement et conscience critique.
En écho à une démarche et une pensée qui se savent toujours ouvertes et inachevées, ce numéro de Communications ne se referme pas sur une conclusion mais lance une invitation à lire Edgar Morin, à poursuivre avec lui la discussion, à cheminer en sa compagnie en songeant à ce vers d’un poème de Machado qu’il affectionne : « Caminante, no hay camino, el camino se hace al andar. » (« Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. »)
[i] Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Minuit, 2002 (1° éd. 1956), p. 180.
[ii] Lettre du 26/12/1915, citée par Karine Winkelvoss, préface à Georg Simmel, Le Cadre et autres essais, Paris, Gallimard, « Le cabinet des lettrés », 2003, p. 11.
[iii] Edgar Morin, Mes démons, Paris, Stock, 1994.
[iv] Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, op. cit., p. XII.
[v] Voir l’excellente synthèse de Jean-François Dortier, L’homme, cet étrange animal... Aux origines du langage, de la culture et de la pensée, Paris, Ed. Sciences humaines, 2004.